2.1. Les interprètes.

Nous pouvons classer les interprètes en deux catégories. Il y a les aristocrates qui peuvent être de médiocres joueurs, mais que le compositeur doit à tout prix mettre en valeur en raison de leur position sociale et de leur puissance économique, puisqu'ils font le succès des œuvres mais aussi des maîtres qui enseignent le jeu des instruments de musique. Mais il y a aussi les professionnels issus de la bourgeoisie, reconnus comme virtuoses et qui savent interpréter de la musique difficile selon des règles techniques complexes.

Cette dualité se retrouve concernant l'ensemble de la musique française, au moins à l'époque du baroque tardif. Des aristocrates, parce qu'ils le sont, sont censés bien jouer (la noblesse de sang est aussi noblesse culturelle pour paraphraser Bourdieu 1 ). En revanche des professionnels de haut niveau sont admirés non pas pour ce qu'ils sont (non pas au titre de locuteur ce qui est le cas des aristocrates), mais pour ce qu'ils font (seulement pour la qualité de leurs prestations, leurs locutions musicales). Les premiers sont fils de leur titre (de noblesse), les seconds sont fils de leurs œuvres 2 .

Cette cohabitation entre deux types d'interprètes est sujette à controverses.

Voici ce qu'on peut lire dans le Mercure de France en 1738 3 :

‘« Laissons donc à ceux qui naissent avec ces grands talents, le soin de les cultiver par préférence à tout et la liberté de se livrer sans réserve à l'espèce d'enthousiasme qu'exigent tous les arts, qui sont du ressort du goût, pour y réussir supérieurement. Il peut être permis dans un état moyen de s'adonner à la musique et aux instruments jusqu'à un certain point, c'est à dire, autant qu'il peut être nécessaire pour se rendre agréable dans la société et pour se procurer des entrées dans le monde ; mais pour les gens du premier ordre, ils doivent être occupés de plus grandes vues ; ils sont comptables à leur patrie, et aux noms qu'ils portent, de talents d'une toute autre importance » ; et l'auteur ajoute : « quel cas la postérité a-t-elle faite du talent de Néron pour la flûte ? »’

Ce texte propose donc une hiérarchie. Il y a deux types d'interprètes : les vrais musiciens promis à un grand destin et une cohorte de musiciens « dans un état moyen » qui utiliseraient la musique au seul titre de pratique de convention, pour obtenir des « entrées dans le monde ». L'auteur insiste donc sur une des fonctions sociales de la musique ; évoquer les entrées dans le monde, c'est dire que la musique est un vecteur possible de promotion sociale.

Mais l'auteur déplore que ces amateurs soient fréquemment des personnes de haut rang, et indique clairement qu'il faut distinguer les virtuoses des aristocrates, ces derniers ne devant pas concurrencer les premiers 1 :

‘« Car c'est une erreur, selon moi, d'imaginer [l'auteur fait allusion à un autre texte auquel sa Lettre répond] que le violon ait été anobli, parce que plusieurs grands seigneurs qu'on n'ose avec raison citer que par les lettres initiales, s'y sont adonnés et y ont réussi ; ce sont, j'ose le dire des talents déplacés, qui, sans contribuer à l'honneur de l'instrument, ne servent qu'à dégrader ces Messieurs qui sont faits pour honorer et protéger les Arts par leurs applaudissements et leurs bienfaits et non pour en faire, pour ainsi dire, profession.
Il n'y a donc, selon moi que les grands Maîtres qui, comme Lully dans son temps, et Corelli dans le sien, ont joint à la beauté de l'exécution l'excellence de la composition » 2 .’

On ne saurait dire plus diplomatiquement que la main de l'aristocrate ne doit pas se mêler de musique. Cette occupation est indigne de celui qui est voué à des tâches d'une plus haute importance, et qui devrait éviter, est-il sous-entendu, de nuire à la carrière du virtuose tout en se déclassant..

Selon ce texte, il y a bien deux moteurs à la pratique musicale, le « sang bleu » d'une part, la virtuosité acquise d'autre part ; mais ce n'est pas pour produire la même musique. La musique jouée par l'aristocrate serait une musique de facilité ; elle serait de « deuxième ordre » (médiocre ?), tout au moins, il serait, d'un certain point de vue, souhaitable qu'elle le soit. La musique de « premier ordre » serait affaire de virtuoses.

Mais le texte que nous commentons fait réponse, pour s'y opposer, à un autre texte publié en juin de la même année 3 . L'auteur de ce dernier écrivait, à l'inverse, à propos du violon qu'il a été « ennobli de nos jours ; il n'est plus honteux aux honnêtes gens de le cultiver », puisque parmi « ceux qui y excellent » on compte « des Seigneurs de la plus haute élévation ». Ainsi était-il souligné l'importance de la « voie » aristocratique, la main du noble sanctifiant l'instrument, le sortant en tout cas de la roture. C'est du violon dont il s'agit dans ces deux textes, et nous verrons que violon et vielle ont, de ce point de vue, un parcours similaire bien que décalé dans le temps. L'histoire les départagera, la musique « savante » donnera raison au violon et renverra la vielle aux oubliettes.

Il faut garder présent à l'esprit qu'il est aussi question de ces deux catégories d’interprètes lors qu’on distingue un répertoire champêtre (ou arcadien) et un répertoire émancipé. Leurs goûts, mais aussi leurs compétences ne sont pas identiques. D’autre part, lorsque nous parlerons spécifiquement de la vielle à roue, nous retrouverons cette même distinction, alors particulièrement marquée, entre aristocrates et virtuoses.

Notes
1.

BOURDIEU, Pierre, La Distinction, Editions de Minuit, 1979, p.22.

2.

Concernant le cas particulier de la vielle à roue, nous reviendrons sur cette question chapitre 9 : Les joueurs de vielle.

3.

« Lettre écrite de Paris le 29 juillet 1738, sur Les Mémoires pour servir à l'histoire de la musique », Mercure de France, Août 1738, p.1724, (auteur non désigné).

1.

Ibid., p.1723.

2.

Ibid., p.1723.

3.

« Mémoires pour servir l'Histoire de la musique vocale et instrumentale », Mercure de France, juin 1738, p.1110/1118, (auteur non désigné).