2.3.2. De la sensibilité et du génie

Pour Rousseau la musique est une affaire de cœur et de sensibilité. « Si tes yeux s'emplissent de larmes, si tu sens ton cœur palpiter, si des tressaillements t'agitent, si l'oppression te suffoque… » 1 , l'homme ainsi désigné est prêt à jouir de la « vraie » musique, par opposition à l'homme vulgaire et insensible qui ne saurait s'intéresser qu'à la musique française, jugée par Rousseau dépourvue de sensibilité 2 . C’est dans ce même texte que Rousseau écrit : « Le Génie du musicien […] rend les idées par les sentiments, les sentiments par les accents ; et les passions qu'il exprime, il les excite au fond des cœurs, la volupté par lui prend de nouveaux charmes ; la douleur qu'il fait gémir arrache des cris ; il brûle sans cesse et ne se consume jamais » 3 .

Cette conception « préromantique » qui apparaît dans la deuxième partie du dix-huitième siècle, valorise l'intuition, l'engagement spontané de la sensibilité, ce qu'il y a chez l'homme « d'instinct divin », pour reprendre une autre expression utilisée par Rousseau pour qualifier la conscience. Elle va contre le labeur, la discipline qu'exige un strict apprentissage, la technicité artisanale acquise par le travail ; il faut se laisser aller et le génie parlera. Notons, en passant, le paradoxe : en se prononçant ainsi contre l'importance du travail, Rousseau vole au secours de ces aristocrates qui peuvent bien, non par génie mais par hérédité aristocratique, pratiquer la musique sans compétences et en récolter grandes louanges 4 .

Blainville s'exprimera dans le même style et avec les mêmes convictions que Rousseau : « Un musicien rentre en enthousiasme au moment qu'il y pense le moins ; l'imagination s'enflamme, le cœur se dilate, le sang circule rapidement, un nuage lumineux l'environne… » 1 . Grandval dira non seulement qu' « il faut du chant, du naturel », mais aussi qu' « il faut que le génie joue » 2 .

A l'article Sensibilité,Rousseau propose une version atténuée, moins lyrique de la place des affects et du non rationnel en musique. « La Sensibilité est une disposition de l'âme [souligné par nous] qui inspire au Compositeur les idées vives dont il a besoin, à l'Exécuteur la vive expression de ces mêmes idées et à l'Auditeur la vive impression des beautés et des défauts de la Musique qu'on lui fait entendre ». « Il n'est point nécessaire d'être connaisseur pour goûter du plaisir lorsqu'on entend de la bonne musique, il suffit d'être sensible » [souligné par nous] lit-on dans l'Encyclopédie 3 . Dans sa lettre à M. d'Alembert 4 , Rousseau indiquera que la sensibilité de l'interprète prend valeur d'interface ; elle permet non seulement au musicien de comprendre ce qu'il joue et d'en être ému, mais aussi de le faire ressentir à l'auditeur (donc assurer une transmission). En effet, elle permet « de mettre l'âme [de l'auditeur] dans une disposition semblable ».

Notes
1.

ROUSSEAU, Jean Jacques, op. cit. art. « Génie ».

2.

Pour plus de précisions, voir plus avant la section 2.6.6 : J.J. Rousseau et les musiques française et italienne.

3.

Ibid, art : « Génie ».

4.

Voir chapitre 9 (Les joueurs de vielle), section : 9.3.3 : L'Apport du courant philosophique représenté par Rousseau.

1.

BLAINVILLE, Charles Henri de, L'esprit de l'art musical ou réflexions sur la musique et ses différentes parties, Genève, 1754. Fac simile : Genève, Minkoff, 1974. p.14.

2.

GRANDVAL, Nicolas Ragot de, Essai sur le bon goût en musique, Paris, 1732. Fac simile : Genève, Minkoff, 1992, p.25.

3.

DIDEROT, Denis, et d'ALEMBERT, Jean, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, art. « Musique » (non signé).

4.

ROUSSEAU, Jean Jacques, « Lettre à M. d'Alembert », 1758, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1995, p.3/125