2.5.3.1. « L'Economie » musicale.

Il semble bien que ce qui vient se loger dans cette critique de l'excès puisse aussi être considéré comme la condamnation d'une recherche de productivité à tout prix ou d’un idéal de productivité se substituant aux valeurs musicales arcadiennes d'une part et au raisonnable d'autre part. Ainsi, en avance sur nos discussions contemporaines, il y aurait, déjà pour partie au XVIIIe siècle, conflit entre un système de valeurs qui prône le simple, le champêtre, le naturel et l'émotion et un système de valeurs considérant que le progrès est dans la productivité, c'est à dire en musique dans une exacerbation de la virtuosité.

Restons-en à la mélodie. Etre capable d'augmenter le nombre de notes produites par unité de temps, c'est, pour l'interprète virtuose, accélérer le débit dans les mouvements rapides ou être capable de jouer des séries de notes extrêmement brèves dans un mouvement extrêmement rapide. Or, diront certains : « Le mérite de toute espèce de musique ne consiste nullement dans la difficulté de l'exécution ; il ne faut pas être bien savant pour mettre beaucoup de doubles-croches ensemble, hasarder des intervalles ridicules » 4 . « Le vrai connaisseur gémit devant l'assemblage des triples croches ou les batteries multipliées » 1 . Il importe d'éviter « la vitesse outrée des mouvements » 2 .

L'utilisation en excès des ornements comme des agréments, leur multiplication, leur réalisation sous une forme complexe, donc très rapide avec de nombreuses notes de passage, seront aussi objets d'attaques de même nature, condamnant une virtuosité débridée, cette autre forme d'exagération dans le rapport quantité de notes/temps. La seule préoccupation du musicien consisterait alors « à chercher des traits extraordinaires et impraticables à ceux qui n'ont pas eu la patience de les exercer » 3 . La Simplicité à laquelle il faut parvenir est définie par Grandval 4 comme « ce qui n'est point chargé plus qu'il ne faut d'agréments » et notre auteur insiste : « Ne pardonnons point…à une musique trop chargée d'agréments »

Une autre forme de productivité concerne l'ambitus. Il s'agit d'augmenter l'étendue sur laquelle se déploie une mélodie. La facture d'instrument s'efforcera d'augmenter le nombre de notes jouables sur un instrument, les compositeurs demanderont à l'interprète, qu'il soit chanteur ou instrumentiste, de produire des notes extrêmes. Bollioud de Mermet 5 le dit ainsi : « On prend plaisir à forcer les limites de la voix, à toucher des tons dans les extrémités où les plus étendues sont défectueuses… on fait exécuter à ces voix des intonations bizarres et détournées, des passages, des batteries réservées aux violons ». Notre auteur manifeste le même sentiment concernant la pratique instrumentale ; il condamne « la hauteur excessive du ton », il dénonce qu'il faille « s'étendre surtout dans le haut, extrémité la plus désagréable à l'oreille ». De son côté Montéclair se plaint : « On est aujourd’hui dans la mauvaise habitude de faire égosiller les voix et de faire crier les instruments, en les faisant monter les uns et les autres, plus haut que leur étendue naturelle ne le permet » 6 .

On peut considérer que le souci de productivité se manifesterait encore sous une troisième forme : la recherche d'une sonorité plus puissante, l'augmentation de la force du son. Cette musique sera dite « bruyante » si on ne l'apprécie pas, « brillante » dans le cas contraire 1 . Ainsi certains instruments passent et d'autres les remplacent ; à ceux qui sonneraient trop doux se substituent des instruments à haut son ou devenus tels grâce au travail des facteurs. Pour les détracteurs, il s'agirait, surtout « de faire plus de bruit, sans considérer que le grand fracas ne fait pas l'agréable musique » 2 . « Quoi de plus ridicule qu'un tapage extraordinaire et cela souvent dans un endroit où il faut parler au cœur, où il faut l’intéresser ! » 3 . Bollioud de Mermet critique ces compositions qui se réduisent « à faire beaucoup plus de bruit que d'impression » 4 . On en fait même des vers 5 . :

‘« Nos concerts ne nous touchent plus
Si le monstrueux assemblage
De vingt instruments superflus
N'y fait un bachique tapage » 6 .’

Notes
4.

« Lettre écrite de Paris le 29 juillet 1738, sur les Mémoires pour servir à l'histoire de la musique », Mercure de France, Août 1738, p.1728, (auteur non désigné).

1.

« La naissance de Vénus. Cantatille à voix seule et symphonie… » par M. Légat de Furcy, Semaine littéraire, 1759, p.302, (auteur non désigné).

2.

BOLLIOUD de MERMET, op. cit. p.24.

3.

ANCELET, op. cit. p.7.

4.

GRANDVAL, op. cit. p.19 et p.47.

5.

BOLLIOUD de MERMET, op. cit. p.17, p.24, p.25.

6.

MONTECLAIR, Michel Pignolet de, principes de musique divisés en quatre parties, Paris, 1736, p.107.

1.

Pour ce qui est de la vielle, nous verrons qu'effectivement les luthiers introduisent une triple modification de l'instrument permettant plus de rapidité d'exécution, augmentant l'ambitus du clavier et rendant plus brillant et plus sonore le chant qu'exécutent les chanterelles.

2.

MONTECLAIRop. cit. p.107.

3.

« La naissance de Vénus. Cantatille à voix seule et symphonie… » par M. Légat de Furcy, Semaine littéraire, 1759, p.302, (auteur non désigné).

4.

BOLLIOUD de MERMET, op. cit. p.14/15.

5.

Le Mercure, Août 1738, p.1739 et 2355, cité parBRENET, Michel, Les concerts en France sous l'ancien régime, Paris, Librairie Fischbacher, 1900, p.210.

6.

Il faudrait peut-être se risquer à dire que cette recherche de productivité et d'efficacité musicale (!) introduit un souci de technicité peu compatible avec la sensualité. En pensant à des scénarios contemporains (par exemple celui qui oppose l'artisan à l'industriel), on pourrait alors opposer l’instrument ancien que le musicien doit « toucher » voire « caresser » en y prenant plaisir à l’instrument moderne que le musicien maintient à distance en raisons d’appareillages techniques qui permettent plus de possibilités dans l’exécution, mais qui éloignent l’interprète du « corps » de son instrument.

Ainsi la flûte traversière baroque n'a-t-elle point de clé, (ou une seule, du fait d'Hotteterre). Sur cet instrument on peut réaliser des flattements qui s'exécutent en « caressant » ou plutôt en tapotant l'instrument à proximité d'un de ses trous (sic). Lorsque la flûte aura gagné en productivité (plus de notes, plus aisément produites, plus de brillant aussi) grâce à l'adjonction de nouvelles clés, elle aura perdu en sensualité ; les flattements seront devenus impossibles, et ultérieurement, au contact avec le bois se substituera une absence de contact avec le métal. Une problématique voisine pourrait être appliquée au passage du hautbois baroque à sa forme moderne, bien que celui-ci reste cependant fabriqué en bois.

On peut aussi observer que le contact sensuel et modulable que le violiste entretient directement avec les crins de l'archet, est remplacé, avec les instruments de la famille des violons, par un contact plus neutre avec le seul bois de l'archet ; les sonorités sont plus brillantes et plus spectaculaires mais moins tendres et laissant moins de place au clair-obscur.