2.6.5. Musique française, musique italienne.

La typologie que nous cherchons à préciser en confrontant une musique que nous disons arcadienne et une musique que nous disons émancipée rencontre la distinction entre musique française et musique italienne, distinction avec laquelle elle est en recouvrement partiel.

Selon Brossard, « Le style des compositions Italiennes est piquant, fleuri, expressif ; celui des compositions Françaises est naturel, coulant, tendre » 1 . Cinquante ans plus tard Blainville 2 parlera de la musique française en évoquant le « genre Cantabile » :

‘« Genre musical le plus précieux et qui fait la caractéristique de notre musique ». « C'est le premier cri de la nature, c'est la souche de tout art musical. L'homme chante même en parlant, de là naît la musique. Les pâtres, nos premiers pères voulaient danser, ils prirent une flûte, un chalumeau, ils jouèrent des airs…ils chantèrent inspirés par leur seul instinct. »
A l'inverse, la musique italienne, participe au « genre Sonabile » qui est « brillant » et produit une musique « jolie, coquette, toujours séduisante ». ’

En fin du XVIIe siècle, Muffat définit la musique qu'il compose par son « style coulant et naturel » 3 , qu'il juge représentatif de ce qu'il nomme « la manière française » et dont Lully serait le prototype. En opposition, il évoque un autre style, extravagant, qui pourrait bien trouver sa place dans la musique italienne. Ecoutons-le :

‘« Cependant, ces pièces de M. Baptiste [Lully] ou d'un style à peu près semblable au sien pour en être la mélodie naturelle, d'un chant facile et coulant, fort éloigné des artifices superflus, des diminutions extravagantes et des sauts trop fréquents ou rudes, eurent le malheur au commencement de ne pas plaire d'abord à beaucoup de ces musiciens et surtout à ceux qui affectaient moins la douceur que la multitude des artifices ou des inventions bizarres » 1 . ’

On retrouve ici un propos entrant parfaitement dans le cadre de ce que, plus haut, nous avions désigné comme une polémique « contre les bizarreries" 2 , terme utilisé pour mieux attaquer des styles musicaux qui ne seraient pas dans la tradition du Goût français.

Pierre Saby 3 se fait l'écho du débat entre l'abbé Raguenet 4 et Lecerf de la Viéville de Fréneuse 5 concernant musiques française et italienne. Le premier parle en faveur des ultramontains et fait l'apologie de la virtuosité. Leurs chanteurs sont « doués d'haleines infinies par le moyen desquelles ils exécutent des passages de je ne sais combien de mesures », leurs compositeurs prodiguent « des cadences doublées et redoublées de 7 et 8 mesures ; des tenues d'une longueur prodigieuse, des passages d'une étendue à confondre ceux qui les entendront pour la première fois ».

En opposition à Raguenet, Le Cerf de La Viéville défendra la tendresse mais aussi la propreté de la musique française et critiquera les excès des compositeurs italiens.

Par ailleurs, les deux significations que l'on donne, en musique, au concept d'imitation nous éclaireront sur la distinction entre musique française et musique italienne.

Dans son Dictionnaire, Rousseau, dans un premier temps, définit l’imitation à partir de la peinture, signifiant alors la supériorité de la musique : « La Peinture qui n'offre point ses tableaux à l'imagination, mais au sens et à un seul sens ne peint que les objets soumis à la vue. La Musique semblerait avoir les mêmes bornes par rapport à l'ouïe ; cependant elle peint tout, même les objets qui ne sont que visibles : par un prestige presque inconcevable, elle semble mettre l'œil dans l'oreille, et la plus grande merveille d'un Art qui n'agit que par le mouvement, est d'en pouvoir former jusqu'à l'image du repos » 1 .

Nous dirons donc avec Claude Dauphin 2 que la musique française favorise des procédés d'imitation « picturale ». Le musicien, développant l'art du récit, aimera « peindre » une tempête, un coucher de soleil, un personnage. Dans un contexte de musique arcadienne, la peinture des bergeries, de certains paysages ou de moments de tendresse, en bref de tout ce qui renvoie au mythe, prendra une place privilégiée. Ainsi, est mis en place ce que Pierre Saby, appelle un réseau de correspondances 3 , créant un langage poétique.

Claude Dauphin montre bien que par ailleurs les « pratiques italo-germaniques » s'opposent « à l'usage français » 4 . On utilise le même mot d'imitation mais qui désigne alors ce que Rousseau, dans l’article cité nommera « imitation dans son sens technique » 5 . : « IMITATION dans son sens technique, est l'emploi d'un même Chant, ou d'un Chant semblable, dans plusieurs Parties qui le font entendre l'une après l'autre, à l'Unisson, à la Quinte, à la Quarte, à la Tierce, ou à quelque autre intervalle que ce soit ». Le paradigme de l'imitation sera la fugue, mais en font partie « la réitération des thèmes et des motifs » sur laquelle sont fondés les styles italien et allemand 6 . Dans notre perspective, l'imitation au sens technique serait, le plus souvent, une caractéristique de la musique émancipée qui se nourrit elle-même et d'elle même sans avoir besoin de recourir à un support externe issu du mythe.

Notes
1.

BROSSARD, Sébastien de, Dictionnaire de musique, Paris, Ballard, 1703. Fac simile : Minkoff 1992, art. « Stilo ».

2.

BLAINVILLE, Charles Henri de, L'esprit de l'art musical ou réflexions sur la musique et ses différentes parties, Genève, 1754. Fac simile : Genève, Minkoff, 1974.

3.

MUFFAT, Géorges,«préface au lecteur ou amateur de musique », Florilégium primum, 1695,Graz, Akadémirche Druck-U.Verlagsanstalt, 1959.

1.

MUFFAT, Georgio, « préface », Florilégium Sécundum, 1698,Graz, Akadémirche Druck, U. Verlagsanstalt, 1959.

2.

Voir Section 2.5.2. : Contre les bizarreries.

3.

SABY, Pierre, « Servitudes et grandeurs de la virtuosité dans l'œuvre dramatique de Jean-Philippe Rameau », Défense et illustration de la virtuosité (Anne Penesco, ed.), Lyon Presses Universitaires de Lyon, 1997, p.81/112.

4.

RAGUENET, François, Parallèle des italiens et des français en ce qui regarde la musique et les opéras, Paris, 1702.

5.

LE CERF DE LA VIEVILLE DE FRENEUSE, Jean-Laurent, Comparaison de la musique italienne et de la musique française, Bruxelles, 1704, IV, p.115.

1.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile : Genève, Minkoff, 1998, art. « Imitation ».

2.

DAUPHIN, Claude La musique au temps des encyclopédistes, Ferney-Voltaire, Centre international d'études du XVIIIe siècle, 2001.

3.

SABY, Pierre, Vocabulaire de l'opéra, Paris, Minerve, 1999, art. « Imitation ».

4.

DAUPHIN, op. cit. p.32/33.

5.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile : Genève, Minkoff, 1998, art. « Imitation ».

6.

DAUPHIN, op. cit. p.38.