2.6.6.4. Que comprendre ?

Selon Rousseau, il y aurait donc, dans la musique française deux orientations fort différentes. Celle qu'il reconnaît et à laquelle il s'identifie (avant son altercation avec Rameau) correspond à ce que nous avons nommé musique arcadienne et s'oppose à la « froide » musique italienne. Il y a une autre orientation de la musique française que Rousseau met en pièces après son conflit avec Rameau et dont ce dernier est le représentant le plus remarquable ; cette orientation tendrait, selon lui, à produire une musique glaciale, pompeuse, presque inhumaine, et Rousseau campe, en vis à vis, une musique italienne proche de l'auditeur et bien susceptible de l'émouvoir, qui aurait ses préférences.

Bien qu'écrit en 1752, plusieurs années après que Rousseau se soit déclaré en faveur de la musique italienne, Le Devin du village, qui est l'œuvre musicale la plus notable de notre auteur, est très proche d'une musique arcadienne simple, naïve, faisant appel aux sentiments et non à la science musicale. « L'œuvre vaut par sa fraîcheur, sa grâce rustique et sa naïveté, mises à la mode par les bergeries » 1 .

On voit le décalage entre les ouvrages sur la musique et les compositions musicales de Jean-Jacques. « M. Rousseau a beau dire, il a fait du chant français sans le vouloir » pense Blainville 2 . Rousseau lui-même partagerait peut-être bien cette opinion quand il écrit : « Je sens combien je vais me nuire à moi-même si l'on compare mon travail à mes règles… Je n'ai fait que de la Musique française et n'aime que l'italienne… » 3 . A risquer prudemment un lien interprétatif faisant appel à l'inconscient, on soulignerait que cette déclaration à tonalité dépressive vient se loger ( ou se cacher) dans un article du Dictionnaire, l'article Copiste ; celui-ci traite d'un sujet bien modeste, par ailleurs sans rapport avec la phrase que nous citons. Mais il nous faut alors nous rappeler que Rousseau « vécut une partie de sa vie grâce à son activité de copiste » 4 , et que justement Rameau l'avait accusé de plagiat (d'avoir « copié ») et lui avait fait subir une interrogation sur ses connaissances musicales… A son tour, à la fin de Lettre sur la Musique Française, Rousseau ne dit-il pas : « Que l'harmonie [dans la musique française dont Rameau est le plus illustre représentant] en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d'Ecolier [souligné par nous] » 5 . Ainsi pourrait-on peut-être retrouver dans les écrits, trace d'une blessure ayant produit un bouleversement dans les prises de position « théoriques » de notre auteur.

Notes
1.

LAUNAY, Denise, « Le Devin du village », Dictionnaire de la musique en France au XVII e et XVIII e siècle, (sous la direction de M. Benoit), Paris, Fayard, 1992.

2.

BLAINVILLE, op. cit. p.53.

3.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768, Fac simile : Genève, Minkoff, 1998, art. « Copiste ».

4.

KINTZLER, Catherine, « Rousseau, Jean-Jacques », Dictionnaire de la musique en France au XVII et XVIII e siècle, (sous la direction de M. Benoit), Paris, Fayard, 1992.

5.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Lettre sur la Musique Française, 1753, Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1995, p.328.