2.6.7. Les retournements de l'histoire.

La seule psychologie n’est peut-être pas suffisante pour rendre compte du retournement de la pensée de Rousseau concernant les jugements qu'il porte sur les musiques italienne et française. En effet, ce n’est que dans un deuxième temps que Rousseau prend partie dans La querelle des bouffons.

De quoi s'agit-il ? Dans un premier temps les écrits que nous avons cités, et notamment ceux de Le Cerf de La Viéville en date de 1704, témoignent d'attaques virulentes dirigées contre la musique italienne jugée extravagante et boursouflée alors que la musique française est dépositaire de vertus portées par la simplicité et le naturel. Avec la querelle des bouffons, en 1752,on assiste à un retournement : des arguments identiques sont employés mais les cibles sont inversées. Les partisans des Bouffons regroupés dans le « coin de la reine » soutiennent, comme le fera Rousseau, la musique italienne considérée comme sensible, simple et proche du quotidien ; en revanche, les mêmes critiqueront dans la musique française (essentiellement l'opéra et Rameau) son caractère savant et sa complexité qui transforment la musique en un art froid et pompeux.

Béatrice Didier 1 consacre à cette question des pages très éclairantes :

‘« Il convient de remarquer qu'au début du XVIIIe siècle l'opposition simplicité/complication ne fonctionne pas du tout comme cinquante ans plus tard. C'est la musique italienne qui, surtout chez ses adversaires, semble trop compliquée, et la vieille musique française qui semble simple et limpide. Chez Rousseau, au contraire, c'est la musique de Pergolèse qui apparaît comme simple, celle de Rameau qui paraît effroyablement complexe. Ce retournement s’explique par plusieurs raisons. D'abord par rapport à l'histoire de la musique : il est bien vrai que Rameau a fait accomplir à la science harmonique des progrès qui peuvent apparaître comme une complexité croissante. D'autre part, il y a un effet idéologique : chez les Philosophes, mais surtout chez Rousseau, une valorisation de la simplicité, comme porteuse de signes positifs (primitivité, caractère populaire, etc.) » 2 .’

Plus avant, Béatrice Didier cite Bossuet pour qui la musique de Lully « ne demeure si facilement imprimée dans la mémoire » que parce qu’elle ne vise que l'oreille et le cœur et pour qui l'opéra « donne un secret appât à cette intime disposition qui ramollit l'âme et le cœur ». Et Béatrice Didier ajoute : « Le genre est suspecté d'être, plus que tout autre, capable d'éveiller, de déclencher la passion : raison pour le condamner sous la plume de Bossuet ou de Boileau ; raison au contraire de le glorifier pour Rousseau et pour Diderot ».

Mais, concernant notre sujet, il nous faut insister sur un point particulier de la démonstration de Béatrice Didier. L'opposition musique française/musique italienne, telle que la formulent les encyclopédistes, assimile musique française au courant dont le chef de file est Rameau. Cette opposition ne fait que réactiver une querelle franco/française, celle qui oppose lullistes et ramistes et que déclenchera, en 1733, Hyppolyte et Aricie. Si Rameau c'est la complexité, Lully c'est la simplicité, et il se trouverait alors « récupéré » par les Encyclopédiste dans le camp de la musique italienne ! « On assistera à une valorisation croissante de Lulli, […] suivant qu'il est considéré comme une antithèse de Rameau, qu'il représente des valeurs de simplicité, de mélodie, il est loué par le clan des Italiens… » 1 .

Notes
1.

DIDIER, Béatrice, La musique des lumières, Paris, PUF, 1985, p.180/185.

2.

Ibid, p.181.

1.

Ibid, p.184/185.