3.1. Le Rans des vaches

Pour le lecteur du Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, il est bien étrange de trouver une entrée particulière nommée Rans des vaches 1 . L'article est très court, sans intérêt particulier.

ROUSSEAU, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, Collection, La Pléiade, 1995, p.1190.

Mais Rousseau éprouve le besoin de joindre l'Air noté de cette mélodie aux quelques airs qu'il transcrit dans son ouvrage. De plus, il consacre à ce même air un paragraphe conséquent dans son important article Musique, qui dévoile, par ailleurs, un point de vue sur l'esthétique du plus haut intérêt.

Ecoutons Rousseau : Cet air est « si chéri des Suisses qu'il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs Troupes, parce qu'il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l'entendaient, tant il excitait en eux l'ardent désir de revoir leur pays ». Voilà donc une mélodie bien efficace dans ce qu’elle fait naître d’émotion.

Pourtant, à déchiffrer l'air, on s'accordera pour dire qu'il ne s'agit pas d'un chef d'œuvre. Rousseau n'en disconvient pas : « On chercherait en vain dans cet Air les accents énergiques capables de produire de si étonnants effets ».

Pour expliquer que cet Air banal puisse ainsi mobiliser les émotions de l'auditeur, Rousseau fait appel à une intervention de la mémoire :

‘« Ces effets qui n'ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l'habitude, des souvenirs, de mille circonstances qui retracés par cet Air à ceux qui l'entendent, et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d'avoir perdu tout cela. La Musique alors n'agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif [souligné par nous] ».’

Cette thèse, ainsi que le pouvoir supposé de l'air du ranz des vaches sur les Suisses est encore évoqué de nos jours. Mais, pour en rester au XVIIIe siècle, un récit parallèle se trouve sous la plume de Charles Burney 1 , relatant sa rencontre avec « Milord Maréchal » :

« S.E. [Milord Maréchal] me confirma ensuite le fait que le mal du pays s'empare immanquablement des Suisses servant à l'étranger aussitôt qu'ils entendent l'air appelé ranz des vaches. Cinq soldats de la garnison de Valladolid en Espagne, qui avaient entendu l'un de leur compatriote jouer cette mélodie du haut d'un clocher, furent tous victimes de cette maladie et durent être renvoyés chez eux ; je ne vois guère comment expliquer cet effet, si ce n'est par la réminiscence, dans l'âme des Suisses, de la liberté et du bonheur dont ils jouissaient autrefois dans leur pays natal ».’

Ce récit de Burney ne fait que succéder à un autre, qui montre que ce n'est ni un instrument de musique particulier, ni un air particulier (par exemple celui du Ranz des vaches) qui produirait l'effet observé, mais bien plus généralement la musique :

‘« Parmi d'autres anecdotes sur les effets étonnants de la musique, Milord Maréchal me raconta encore qu'il connaissait un habitant des Highlands qui ne pouvait entendre sans pleurer une certaine mélodie écossaise, lente, exécutée sur la cornemuse. Un jour le général G…, dont il était le serviteur, s'introduisit furtivement dans sa chambre, pendant son sommeil, et comme il lui jouait cet air très doucement, sur la flûte traversière, l'homme, sans se réveiller, se mit à pleurer comme un enfant ».’

On ne saurait dire si la « théorie » invoquée à partir de l'observation proposée par les deux auteurs est d'abord élaborée par Rousseau, ou par Burney après sa visite à Milord Maréchal (de son vrai nom Georges Keith, comte Marischal) en 1772, ou par ce dernier qui connut aussi Rousseau à Môtiers, les trois hommes s’y étant rencontrés longuement.

Ce que nos auteurs pressentent ici, dans une intuition très moderne, c'est qu'un événement (sonore) actuel puisse réactiver, sous la forme d'un affect puissant, un autre événement ou une situation enfouie dans le passé, refoulée ou réprimée, ce qui pourrait bien produire ce sentiment d'inquiétante étrangeté, mis en évidence par Freud. Nous évoquerons à nouveau cette question lorsque nous parlerons de la rencontre de Freud et de Gustave Mahler pendant laquelle ce dernier évoque aussi un souvenir réactivé par la musique 1 .

De ces textes, nous retiendrons deux idées fortes.

D'abord, la psychologie (la prise en compte de la musique comme « signe mémoratif ») est un outil puissant pour penser l'effet émotionnel d'une œuvre. Mais, elle ne permet en aucun cas d'apprécier la valeur esthétique de celle-ci ; la puissance évocatrice du Rans des vaches ne signifie pas que cette mélodie ait un quelconque intérêt musical.

Ajoutons que, techniquement, Le Rans des vaches aurait pu être classé comme œuvre musicale baroque si un compositeur s'en était emparé pour le modifier, le malaxer, transformer sa nature par la baroquisation en considérant la partition comme objet malléable.

De plus, on pourrait considérer que c'est à la manière d'un psychologue clinicien que Rousseau conduit l'analyse de cet air qui est censé provoquer tant d'émotions chez les guerriers suisses. On peut en effet supposer que c'est dans « l'auto-analyse » d'un souvenir d'enfance personnel fortement chargé d'affects qu'il extrait l'essence même de son raisonnement.

Reportons-nous aux Confessions. Rousseau nous y parle de sa tante Suzanne qui l'a élevé; sa mère étant morte à sa naissance.

‘« Hors le temps que je passais avec mon père et celui où ma mie me menait promener, j'étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l'entendre chanter, assis ou debout à côté d'elle, et j'étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable, m'ont laissé de si fortes impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude ; je me souviens de ses propos caressants : je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps là. » 1 . ’

On voit que l'évocation de la tante Suzanne fait surgir chez Rousseau un souvenir bienheureux, celui d'avoir été immergé dans un bain de tendresse, œuvre d'une image maternelle toute bienveillante.

Or cette tante chantait.

‘« L'attrait que son chant avait pour moi fut tel que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire ; mais qu'il m'en revient même aujourd'hui que je l'ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dira-t-on que moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, je me surprends parfois à pleurer comme un enfant en marmottant ces petits airs d'une voix déjà cassée et tremblante ? Il y en a un surtout qui m'est bien revenu tout entier quant à l'air…[suit le commencement du texte de la chanson]. Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson ; c'est un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il m'est de toute impossibilité de la chanter jusqu'à la fin, sans être arrêté par mes larmes…Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à me rappeler cet air s'évanouirait en partie, si j'avais la preuve que d'autres que ma pauvre tante Suzon l'ont chanté » 1 . ’

Freud écrit que l'inquiétante étrangeté se manifeste « lorsque les complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque expression extérieure [souligné par nous], ou bien lorsque de primitives convictions dépassées semblent de nouveau confirmées » 2 . La chanson de tante Suzon serait pour Rousseau ce que le ranz des vaches serait censé être pour les guerriers suisses (sous la forme d’une nostalgie de leur mère patrie) ou ce que l'air joué sur une vielle a pu être pour G. Mahler. L'élément factuel musical déclenche l'affect et réactive un passé infantile. La musique est donc un vecteur puissant pour faire ressurgir ou réanimer les « complexes infantiles » et chez Rousseau il semble s'agir d'un bain de bonheur fusionnel. Par ailleurs, Rousseau précise que l'intérêt musical de l'air chanté par tante Suzon ne justifie pas l'intensité des sentiments qu'il provoque, ce qui est vrai aussi pour les guerriers suisses en ce qui concerne le ranz des vaches (et pour Mahler pour ce qui est de l'air de vielle). Donc, c'est bien indépendamment de sa qualité musicale que l'air tire son pouvoir et devient « signe mémoratif » pour parler comme Rousseau.

Notes
1.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile: Genève, Minkoff, 1998, art. « Rans des vaches» et art. « Musique ».

1.

BURNEY, Charles, Voyage musical dans l'Europe des Lumières, 1771 et 1773, Paris, Flammarion, 1992, p.410.

1.

Voir chapitre 6, section 6.1.3 : La rencontre entre Freud et Gustave Mahler.

1.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Les Confessions, 1781, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, t. 1, 1995, p.10/11.

1.

ROUSSEAU, op. cit. p.11/12.

2.

FREUD, Sigmund, L'inquiétante étrangeté, 1919, tr. fr. Paris, Gallimard, 1985.