Comprendre le sens que prend l'agrémentation suppose que l’on distingue, du côté du compositeur, deux positions possibles :
1) Certains compositeurs recherchent exhaustivité et précision, ce qui va les entraîner, avons-nous vu, à écrire leurs propres tables d’agréments. François Couperin s'en explique dès 1713 : « J'ai été obligé, pour faciliter l'intelligence et la manière de toucher mes pièces dans l'esprit qui leur convient, d'établir certains signes pour marquer les agréments, ayant conservé autant que j'ai pu ceux qui étaient usage » 1 . On voit que l’agrémentation est, dans cette perspective affaire de compositeur, elle serait, pour ainsi dire, trop importante pour être laissée aux interprètes. En 1722, c’est même avec colère que Couperin précise sa position :
‘« Je suis toujours surpris, après les soins que je me suis donné pour marquer les agréments qui conviennent à mes pièces, (dont j’ai donné, à part, une explication assez intelligible dans une Méthode particulière, connue sous le titre de L’art de toucher le clavecin), d’entendre des personnes qui les ont apprises sans s’y assujettir.C’est une négligence qui n’est pas pardonnable, d’autant qu’il n’est point arbitraire d’y mettre tels agréments qu’on veut. Je déclare donc que mes pièces doivent être exécutées comme je les ai marquées, et qu’elles ne feront jamais une certaine impression sur les personnes qui ont le goût vrai, tant qu’on observera pas à la lettre tout ce que j’y ai marqué, sans augmentation ni diminution 1 ’Pour reprendre les expressions utilisées par Jean-Christophe Maillard 2 , nous dirons que l'auteur se montre « prescriptif », et même peut-être tyrannique, indiquant, avec la plus extrême précision à l’interprète la manière dont il doit jouer.
2) Mais chez d’autres compositeurs, on rencontrera une autre attitude que nous pourrions appeler « incitative » et qui laisse la part belle à l'interprète. On sait qu'une croix (+) indiquée au-dessus d’une note demande normalement l'exécution d'un tremblement. Mais lorsqu'il s'agit du seul signe noté dans une pièce et souvent répété, on peut penser qu’il renvoie alors à une incitation plus générale, l'auteur indiquant à l'interprète qu'il se doit d'agrémenter, mais lui laissant le choix de l'agrément. En somme la croix aurait deux sens possibles, à un niveau particulier elle signifie tremblement, à un niveau plus général, elle signifie agrément.
On sait que la notation conventionnelle des agréments n'est pas stable pendant toute la période baroque. Maillard remarque à juste titre qu'elle est « en continuelle régression » 3 . Comment l’interpréter ? L'hypothèse que paraît retenir Maillard serait qu'il ne s'agit d'une libéralisation, conséquence de l'influence italienne : « L'exécutant est bien plus libre dans ses interprétations ». Il peut ne rencontrer dans la partition qu'il interprète que quelques signes conventionnels, généralement une croix (+), mais il sait alors qu'il ne s'agit que d'une esquisse et qu'il se doit de briller par ses capacités à agrémenter de façon précise et variée. La notation de l’agrément s'est faite incitation au lieu d'être prescription.
Cette hypothèse n'est pas la seule. On pourrait bien sûr penser aussi à un appauvrissement progressif. Nous avons donc affaire à deux interprétations possibles, par l’incitation et par l’appauvrissement ; mais, contrairement aux apparences, elles ne sont pas incompatibles.
Il reste possible de jouer d’un instrument en considérant qu’une indications sommaire d'agrément signifie seulement que le joueur se doit de remplir l'espace sonore avec quelques battements exécutés comme il vient sous les doigts, ce qui conviendrait à un instrumentiste médiocre ou débutant (hypothèse de l'appauvrissement).
Mais il est aussi possible de se servir de la même indication notée (+), et dans les mêmes morceaux, comme une incitation à développer des agréments complexes et multiples, démontrant que l'interprète compétent est à l'aise dans ces techniques de baroquisation (hypothèse de l'incitation). Si l'objectif d'un auteur, que ce soit pour des raisons économiques ou sociales, est d'être joué par le maximum de personnes, amateurs comme professionnels, il est efficace de proposer des indications d'agréments réduites à la croix, puisqu'elles permettront à de bons interprètes de briller en proposant des élaborations sophistiquées, comme à des débutants de marquer quelques battements sans grand souci de précision technique. Nous reviendrons sur ce point dans la dernière partie de ce travail pour dire que cette notation sommaire de l'agrément est une des caractéristiques des partitions que nous appellerons malléables, censées convenir à des joueurs de niveaux très différents.
L’agrément le plus important est le tremblement (nommé aussi battement, trille ou cadence) qui se décline en tremblement parfait, tremblement feint, tremblement subit, tremblement appuyé, tremblement. Sont aussi le plus fréquemment utilisés le port de voix, le coulement, le pincé, l'accent et le tour de gosier 1 .
COUPERIN, François, Préface, pièces de clavecin, premier livre, Paris, 1713.
COUPERIN, François, Préface, Troisième livre de pièces de clavecin, Paris, 1722.
MAILLARD, Jean-Christophe, op. cit. p.6.
MAILLARD, Jean-Christophe, L'esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV, 1987, p.104.
On trouvera une définition précise des principaux agréments ainsi que leurs caractéristiques d'exécution à la vielle à roue, dans FUSTIER, Paul, Pratique de la vielle à roue. Epoque baroque, Béziers,Editions de la société de musicologie de Languedoc, 2002. 2ème édition : Bron, Vielle baroque, 2006, p.25/29.