Nous avons fait, à de nombreuses reprises allusion, à ce musicien, dont l'œuvre est susceptible de valider ou d'invalider partiellement nos hypothèses. Nous avons à y revenir, en nous appuyant sur deux textes de Pierre Saby.
D’un certain côté, Rameau est un auteur que l'on dirait classique. Il construit sa musique à partir d'une réflexion théorique poussée, son oeuvre est savante, elle prend sa forme dans l'élaboration d'un corpus disciplinaire très élaboré. Rameau est, selon d'Alembert, « le Descartes de la musique ». Pierre Saby nous le rappelle :
‘« C'est dans la Démonstration du Principe de l'harmonie (1750) 1 que Rameau déclare avoir été "éclairé par la Méthode deDescartes […] que j'avais heureusement lue et dont j'avais été frappé", ajoute-t-il. Mais l'exposé liminaire du Traité de 1722 2 parle de lui-même en ce sens : "La musique est une science qui doit avoir des règles certaines ; ces règles doivent être tirées d'un principe évident…bientôt ce principe s'est offert à moi avec autant de simplicité que d'évidence. Les conséquences qu'il m'a fournies ensuite m'ont fait connaître en elles autant de règles qui devaient se rapporter par conséquent à ce principe"… » 3 .’Et pourtant…Le texte de Saby montre bien comment ce musicien classique sait fait surgir de son texte une flamme baroque qui en renforce la beauté. « Encore faut-il se garder de réduire l'art du compositeur Rameau à une banale et réductrice illustration de ses principes et règles de théorie musicale ». Rameau baroquise, dirions-nous : « A côté de son discours normatif fondé sur la nature et le principe sonore, Rameau accorde (une place) à la licence, autorisée par le génie ». Il faut savoir déborder des règles, Rameau n'est pas une machinerie intelligente ; comme le dit Saby : son langage permet « l'explosion de la passion et libère bruit et fureur dans une impérieuse poussée de fièvre baroque ».
Si nous retranscrivons ces analyses dans notre propre langage, nous sommes peut-être autorisé à dire que l'exemple de Rameau montre que la musique émancipée emploie les techniques baroques, dans une liberté de choix et un appel à l'émotion, pour faire resplendir le texte, le rendre encore plus vivant et dynamique et non pour en transformer l’essence (comme c’est le cas dans la baroquisation champêtre).
Rameau ne peut créer « Le feu baroque » ou les explosions musicales que parce que, s'il est un compositeur théoricien, il est aussi virtuose de la composition et qu'il demande à ses interprètes cette même virtuosité. Pierre Saby 4 nous indique que, quand il s'est agi de créer Hippolyte et Aricie àl'Académie Royale de musique, certains interprètes ne montrèrent pas une compétence suffisante, et Rameau dut changer un des morceaux qu'il avait écrits. Du reste, Rameau se considérait lui-même comme un compositeur hors du commun : « j'ai au-dessus des autres la connaissance des couleurs et des nuances dont ils n'ont qu'un sentiment confus, et dont ils n'usent à proportion que par hasard » 1 .
N'en déplaise à Rousseau, cette virtuosité rapproche Rameau des musiciens italiens, ce que soulignent ses contemporains ; ainsi le dit Holbach, de façon humoristique : « Le fatal événement dont Platée, phénomène terrible, nous menaçait est enfin arrivé. Le Français a abandonné la musique de ses pères » 2 .
Mais ce Rameau virtuose sera fortement critiqué. « Du reste, lorsqu'en 1733 parut sur la scène de l'Académie Royale de Musique Hippolyte et Aricie, la querelle véhémente que firent à l'ouvrage les tenants d'une tradition lulliste immuable peut se résumer à peu près en ces mots: trop de musique…Dans les lettres à Madame la marquise de P. Sur l'opéra, publiées en 1741 par l'abbé Mably, verra-t-on l'un des protagonistes parler en ces termes des accompagnements modernes : "Je les déteste, c'est un vacarme affreux, ce n'est que du bruit, on en est étourdi" » 3 . Quand on n'aime pas Rameau, on le critique en utilisant les arguments que nous avons relevés plus haut, lorsque nous avons analysé les polémiques dirigées contre l'excès : trop de notes, trop de bruit, trop de bizarreries, manque de simplicité et de naturel.
Mais venons en plus directement à la place des effets de virtuosité dans l'œuvre de Rameau. Pierre Saby montre bien qu'on pourrait les entendre de deux façons différentes. « Ce sont bien deux conceptions de la virtuosité qui s'opposent, dont l'une est fondée sur la prouesse technique et l'autre sur le principe de propriété expressive, formulé par Rameau dans sa lettre à Houdar de la Motte » 4 . On doit réfuter la prouesse technique, détachée du texte musical et qui ne tire sa légitimité que d'elle-même. En revanche, la défense de la virtuosité se justifie quand celle-ci est au service du texte musical et lui donne tout son sens ou plus de sens. C'est ainsi que les formules imitatives, par où la virtuosité passe fréquemment chez Rameau, sont là pour renforcer chez l'auditeur les émotions que le texte veut lui faire ressentir, comme pour les mettre en relief.
Rameau se laisse-t-il parfois entraîner par une virtuosité dans la composition qui serait de l'ordre de la prouesse technique gratuite ? Peut-être…Encore faut-il remarquer, toujours avec Pierre Saby, que certaines vocalises, parmi les plus intempestives ou apparemment arbitraires des œuvres de Rameau, sont placées dans la bouche d'un personnage grotesque (Orcan, dans les Paladins, acte 1, scène 3) ou représentant la déraison (l’ariette de la Folie « Aux langueurs d'Apollon » dans Platée). Ainsi, devrait-on dire que si, au premier degré, ces vocalises de virtuoses apparaissent comme gratuites car étrangères à la mélodie et au poème, il en serait tout le contraire au second degré, puisqu'il s'agit justement alors d'évoquer la folie dans le deuxième cas et un comportement déraisonnable de bouffon dans le premier.
La manière dont Pierre Saby termine son article ne saurait être passée sous silence. Rappelant que, pour Blaise Pascal, oublier la mort est l'objectif de toute vie, notre auteur s'interroge sur le sens de la virtuosité, se demandant si celle-ci n'a pas pour but « d'étourdir », de créer une diversion au sens Pascalien du terme, détournant la conscience de l'auditeur/spectateur de sa condition de mortel. « Le compositeur lui-même, jouissant jusqu'à l'ivresse de la maîtrise de son art, ne recherche-t-il pas, à son propre usage, un but analogue ? » 1 .
Si l'on se permettait de généraliser cette hypothèse, il faudrait dire que la baroquisation de la musique émancipée, lorsqu'elle emprunte les voies de la virtuosité, servirait les défenses contre l'angoisse de mort grâce à la maîtrise que suppose cette virtuosité, la jouissance qu'elle entraîne et la « diversion » qu'elle permet. En vis à vis, rappelons que nous pensons que la baroquisation de la musique arcadienne, lorsqu'elle emprunte les voies qui mettent la mélodie au service du mythe, produit une nostalgie de l'archaïque, l'évocation d'un retour dans un bain fusionnel régressif océanique ou amniotique, en deçà des tensions et des affrontements qui scandent la vie quotidienne et même la vie tout court.
RAMEAU, Jean Philippe, Démonstration du principe de l'harmonie, Paris, 1750.
RAMEAU, Jean Philippe, Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, 1722.
SABY, Pierre, « Notes autour de l'idée de classicisme en France au milieu du dix-huitième siècle », Hyacinte Jadin et le classicisme Européen, Colloque Lyon, février 2001.
Pierre SABY, « Servitudes et grandeurs de la virtuosité dans l'œuvre dramatique de Jean-Philippe Rameau », Défense et illustration de la virtuosité (Anne Penesco, ed.), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p.81/112.
RAMEAU, Jean-Philippe, Lettre du 25 octobre 1727, publiée par le Mercure de France en mars 1765.
SABY, op. cit. p. 99.
SABY, op. cit. p.81.
SABY, op. cit. p.85.
SABY, op. cit. p.99/100.