3.3.5. La question de l'inégalisation des notes brèves.

La question de l'inégalisation des notes brèves fonctionne, en quelque sorte, comme un paradigme de l'ambiguïté qui marque, en France, la baroquisation.

Choisissons comme point de départ les considérations d'Antoine Hénnion sur l'évolution de la musique 1 . « On ne cesse, dit-il, de passer d'un temps surchargé de social, lié au corps ( les pas, les danses, les cérémonies, l'accent des voix) à un temps désincarné , abstrait, mesuré et plus simple ». Et plus loin, l'auteur oppose un « temps socio expressif, chaud » à « un temps musical neutralisé, chronométrable, temps retiré à la pesanteur de la signification » ; il considère alors que le baroque montre « une série de va et vient » entre ces deux temps.

Ainsi « l'histoire de la musique se trouve jalonnée de faux-débats qui se ressemblent, entre sensuels et raisonneurs [souligné par nous] ». On voit que notre opposition entre musique arcadienne (sensuelle, spontanée, naturelle) et musique émancipée (émanant de la raison et soumise à des règles strictes) pourrait bien être un cas particulier de la dichotomie proposée par Hénnion.

Venons-en aux inégalisations des notes brèves. On les entendra et on les jouera de deux manières. Reprenons ce que dit Hénnion 2 . Il y a une façon souple d'inégaliser, que l'on ne saurait codifier parce qu'infiniment variable selon les instants de la mélodie et qu'il faudrait considérer comme une pulsation libre dont est incapable de rendre compte un texte imprimé. Hénnion cite la jolie formule de Saint-Lambert en 1702 : « il est des pièces où les notes "veulent" être moins inégales que d'autres ». Ainsi inégaliser les notes brèves se ferait sans dogmatisme, en toute liberté, « à la demande », dans un esprit conforme à la spontanéité que revendique la musique arcadienne.

La musique émancipée inégaliserait d'une toute autre façon. A partir de son ensemble de règles, elle tendrait à codifier les pièces qu'il faut inégaliser et celles qui ne doivent pas l'être. Elle dirait aussi comment inégaliser : à un système formé de croches égales, on substituerait mécaniquement un système croche-pointée/double-croche ou l'exact intermédiaire entre les deux, produisant ainsi seulement une rythmique de substitution.

A l'appui de cette hypothèse, rappelons que Rousseau, dans son article« Chronomètre » du Dictionnaire, oppose, d'une façon très proche, musiques française et italienne. « Si la musique Italienne tire son énergie de cet asservissement à la rigueur de la mesure, la Française cherche la sienne à maîtriser à son gré cette même Mesure, à la presser, à la ralentir selon que l'exige le goût du Chant ou le degré de flexibilité des organes du Chanteur » 1 .

Et pourtant, dans son article « Pointer 2  », Rousseau définira cette opération par l'automaticité. Pour pointer les croches, « on ajoute un point après la première, une double-croche sur la seconde, un point après la troisième, puis une double-croche, et ainsi de suite ». Mais il différencie alors la musique italienne (« où toutes les croches sont toujours égales, à moins qu'elles ne soient marquées pointées »), de la musique française (« on ne fait les croches exactement [souligné par nous]égales que dans la Mesure à quatre temps ; dans toutes les autres, on les pointe toujours un peu [souligné par nous]à moins qu'il ne soit écrit croches égales »). Nous soulignons l'emploi de termes qui paraissent indiquer que, selon Rousseau, la musique française ne s'accommode pas de variations précises prédéterminées (« un peu »), sauf dans les rares cas où les croches doivent être jouées égales (« exactement »).

Notes
1.

HENNION, Antoine, La passion musicale, Paris, Métailié, 1993, p.60, p.61.

2.

HENNION, op. cit. p.45/49.

1.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile: Genève, Minkoff, 1998, art. « Chronomètre ».

2.

ROUSSEAU, Jean Jacques, op. cit. art. « Pointer ».