Les farouches adversaires que la vielle à roue compte sous le règne de Louis XV considèrent que l’engouement qu’elle provoque est seulement un effet dérisoire de la mode. Le musicien Campion, dissimulé sous l’identité de Monsieur L’Abbé Carbasus, est l’auteur du texte polémique peut-être le plus spectaculaire, dans lequel la question de la mode est centrale 2 .
De la présentation plus complète que nous faisons ailleurs de ce texte 3 , nous proposons quelques extraits concernant la mode. L'éloge sans retenue de la vielle auquel se livre le maître vielleux, mis en scène par Carbasus, se termine par le récit d'un songe. La Déesse Mode lui apparaît, dans un « charmant spectacle » qui permet d'entendre conques marines, vielles, musettes, fifres, tambourins, trompettes, sifflets et cornets à bouquin. Des voix crient : « C'est la Mode, c'est la Mode ». La Déesse Mode « avait en ses mains une Vielle organisée dont elle jouait mélodieusement », tout en changeant incessamment de parure, sous l'emprise du Caprice, de la Vanité, de l'Ignorance, de la Fantaisie, la Bizarrerie, la Folie, la Malice, l'Extravagance, « quelquefois la Commodité, rarement la Raison » 4 .
La mode est partout dans le texte de Carbasus. La marquise déclare : « Monsieur, je veux me faire un amusement à la mode, et pour cela je veux jouer de la vielle » 5 . « Je dirai seulement que c'est aujourd'hui un déshonneur de ne pas savoir jouer de la vielle » 6 reprendra plus loin le professeur.
La vielle apparaît donc, dans ce texte, essentiellement comme un jeu de société, qui ne serait pas musique ; elle servirait seulement d’indicateur permettant de se reconnaître mutuellement comme étant du même clan, celui des gens de qualité ou des personnes éclairées auxquels le texte fait fréquemment allusion. Ils suivent une même mode dont la vielle fait partie. Pour les aristocrates, l'instrument renvoie, en quelque sorte, au même signifié que des survêtements ou des baskets d'une certaine marque pour les adolescents d'aujourd'hui : l'appartenance à une tribu avec laquelle on fait corps.
Plus précisément, la vielle est essentiellement un instrument du Paraître. L'instrument est là pour montrer des aristocrates en représentation. Inutile de vouloir en jouer ; du reste, celui qui s'aviserait de tourner la roue produirait un bruit tout à fait dissuasif. Ecoutons la proclamation de l'abbé : « Tout le bruit qui les accompagne est un Charivari continuel, auquel on peut ajouter le croassement des grenouilles pour accompagnement ; et pour contrebasse, le murmure ou ronflement que fait la roue d'un coutelier ou d'un tisserand ; même si l'on veut, celui de l'équipage d'un mulet, avec le tambour de Basque » 1 . En revanche, ce qui assure pour le maître de vielle la suprématie de son instrument sur les autres, c'est qu'il convient mieux à la délicate élégance des personnes de qualité 2 .
Par voie de conséquence, il est inutile d'apprendre à jouer de la vielle. Un faux instrument de musique sert d’enjoliveur pour le regard, d’instrument susceptible de renforcer une posture de séduction, comme un accessoire pour une représentation théâtrale.
CARBASUS, Abbé, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739, 45 pages.
Voir annexe C.
Ibid, p.37/40 pour les citations qui précèdent.
Ibid, p.12.
Ibid, p. 35.
Ibid, p. 9.
Pour plus de détails, voir chapitre 9, section 9.3 : La posture de l’aristocrate.