L'iconographie déploie de nombreuses représentations d'aristocrates jouant de la vielle 3 . L'ouvrage de Leppert nous propose de nombreux tableaux ou gravures montrant des nobles déguisés en villageois et porteurs d’une vielle à roue 4 . L’auteur cherche à démontrer que si l'aristocrate veut se déguiser en berger idéalisé, évoquer Apollon ou un dieu de l'Olympe visitant la terre d'Arcadie, il lui faut des accessoires de scène. La vielle à roue qui connote bergerie et fête villageoise pourra avoir cet usage : un aristocrate en représentation traite cet instrument comme une parure pour le regard et elle devient un signifiant essentiellement visuel du berger mythique. Cette position de Leppert est elle-même voisine de celle déjà exprimée en 1900, par Michel Brenet, qui ne connait ni la musette ni la vielle : « Ces pauvres engins musicaux [musette et vielle], devenaient, sous le pinceau des Nattier, des Drouais, l'accessoire de leurs portraits, et, par la force de la mode, ils envahissent tous les salons, tous les boudoirs » 1 .
Un aristocrate, disons-nous, mais peut-être vaudrait-il mieux parler d'une aristocrate ; rappelons que, pour ce même Leppert, la présence de la musette (entre les mains d'un homme) et de la vielle (entre les mains d'une femme) sont des éléments d'un code culturel concernant la séduction, une façon de rendre compte d’un dialogue amoureux entre un berger et une bergère de convention 2 .
On pourrait donc penser, comme le croit Leppert ou comme le dénonçait Carbasus, que le succès de la vielle est seulement effet d'une mode, il pourrait être inutile d'en jouer car elle serait un objet seulement visuel et toutes les œuvres publiées qui lui sont consacrées ne seraient que poudre aux yeux. Ce n’est pas notre opinion.
Nous n’entendons pas pour autant nier que la musique baroque en général et la vielle en particulier aient aussi été utilisées à des fins non musicales, pour ainsi dire mondaines, marquant une connivence sociale entre personnes de qualité, se référant à des modèles culturels identiques. Ce traitement social de la musique est de toutes les époques.
En revanche, il nous semble que le raisonnement de Leppert est entaché de tautologie 3 . Certes, on ne peut que partager son idée selon laquelle les tableaux et gravures font souvent de la vielle un objet pour le regard et non un instrument producteur de musique. Notre recherche sur l'iconographie le confirme 4 . Mais il ne saurait en être autrement. Par construction, un « objet de peinture » (un tableau) est fabriqué avec l'œil d'un peintre et pour l'œil d'un spectateur, il s'agit d'un objet purement visuel. Par construction, ce que fabrique un compositeur (une pièce musicale) l'est, en revanche, pour l'oreille d'un auditeur, c'est un objet sonore. On trouve à la fin du raisonnement ce qui lui a servi de prémisse.
Parce que le répertoire pour vielle est considérable 1 et parce que sa lutherie est transformée de l'intérieur (certes pour améliorer son esthétique visuelle, mais aussi pour augmenter ses possibilités musicales) 2 , nous ne retiendrons pas l'hypothèse de Leppert comme suffisante, tout en reconnaissant qu’elle est partiellement exacte. Notre hypothèse « mythologique » n’en est pas disqualifiée.
Il y a engouement. Mais ce que ce que recouvre cet engouement, nos deux auteurs, Campion et Leppert, ne le comprennent pas totalement. Ils n’entendent pas que si cet objet culturel (la vielle à roue à la mode) s’inscrit bien dans le domaine du Paraître, il n’est cependant pas seulement un paraître. Cette mode voile et dévoile ce qu’elle sous-entend et ce qui la sous-tend, à savoir une aspiration à recréer un climat arcadien. La vielle est bien une parure pour l’œil, mais elle n’est pas uniquement cela. Nous avons dit qu’une partie de la musique baroque française peut être comprise comme une quête de ce que représente, pour l’inconscient, le mythe de l’Arcadie et que, pour ce faire, la vielle à roue est instituée comme un objet-vecteur possible. Il s’agit donc bien de la vielle comme instrument de musique et non de la vielle comme parure ou accessoire de scène. Du reste, le fait qu’en quarante ans (de 1725 à 1765), on ait publié à Paris deux cent douze recueils pour vielle ou vielle/musette le démontrerait suffisamment.
Dans l’annexe A nous proposons l'analyse d'un corpus de 49 tableaux ou gravures où est représentée une vielle à roue jouée par une « personne de qualité ».
Dans LEPPERT, Richard D., Arcadia at Versailles, Amsterdam and Lisse, Swets et Zellinger, 1978, voir les œuvres de J.B. Pater (p.63), d'un disciple anonyme de Van Loo (p.76), de P. J. Horemans (p.111), de J. Wolff (p.114).
BRENET, Michel, Les concerts en France sous l'ancien régime, Paris, Librairie Fischbacher, 1900, p.211.
Voir chapitre 9, section 9.1.3 : La vielle est majoritairement jouée part des femmes.
Ce que nous analysons plus précisément chapitre 4, section 4.3.3. : L’hypothèse de Leppert.
Voir annexe A
Voir chapitre 18 : Analyse quantitative du répertoire.
Voir chapitre 11 : La lutherie.