4.5.2. La dissertation historique de Terrasson

Terrasson 1 , dans son panégyrique de la vielle que nous avons précédemment cité, tente, en quelque sorte d'écrire une Histoire Sainte de la vielle, comme si l'objectif ne pouvait être que de mettre en évidence la grandeur de ses origines, de montrer qu'elle a côtoyé les héros et les dieux, dans cet univers mythique de la croyance dans lequel la vérité n'a pas besoin de la réalité pour faire preuve.

Ainsi le mythe est-il proclamé, c'est l'Arcadie que chante la vielle, ce sont Orphée et Apollon qui ont pris l'apparence de pâtres. Pour le démontrer, Terrasson s'appuie sur ce qu’il appelle un Ancien, Jean de Meun « auteur fort estimé des savants » 2  :

‘« Celui-ci a parlé du fameux Orphée à qui tous les poètes de l'Antiquité ont attribué la gloire de s'être fait suivre par les arbres et par les animaux enchantés par la douce mélodie de ses chants et de l'instrument avec lequel il l'accompagnait. Or quel est l'instrument par le secours duquel Orphée opérait tant de merveilles ? Jean de Meun ne fait aucune difficulté de les attribuer à la vielle ; car en parlant d'Orphée, il dit que ce fameux chantre de la Thrace faisait après soi aller les bois par son beau vieller [en italiques dans le texte]» 3 .

Utilisant un procédé qui lui est familier, l'auteur indique alors au lecteur que l'assertion de l'Ancien n'est peut-être pas exacte, mais c'est pour mieux y revenir. L'opinion de Jean de Meun est réemployée comme argument à la gloire de la vielle, qui, si elle n'a pas réellement été l'instrument d'Orphée, aurait à coup sûr mérité de l'être : « Jean de Meunvoulant donner une grande idée des sons mélodieux par lesquels Orphée avait attiré les animaux et les forêts, a cru ne pouvoir attribuer ces effets prodigieux de l'harmonie à aucun autre instrument que la vielle » 4 . Un autre Ancien, Alexandre de Bernai, est alors convoqué, pour montrer que la vielle était de plus connue d'Alexandre roi de Macédoine.

La preuve est faite : « La vielle, loin d'être une invention moderne, est au contraire un instrument des plus anciens, et il a été très cultivé aussitôt qu'il a été connu chez les Peuples de l'Antiquité » 1 . Ainsi la vielle gagne-t-elle ses quartiers de noblesse en trouvant sa place dans l'Antiquité, place que le mythe lui octroie sans que l'on soit obligé de postuler la réalité des dieux des anciennes religions.

Cette approche particulière s'intègre à nos hypothèses. La période baroque hérite, verrons-nous au chapitre suivant, d'un instrument-truand, bon pour les aveugles mendiants. Il n'est « utilisable » que s'il subit une transformation radicale concernant son identité. C'est le sens du baptême : le vieil homme devient l'homme nouveau. Ici l'instrument de gueux pourra devenir instrument d'aristocrate parce que son origine est reconnue comme divine ou du moins parce qu’elle a côtoyé les héros et les dieux ; la vielle pourrait bien être (par l'intermédiaire des bergers ou villageois du mythe de l'Arcadie) l'instruments d’ Orphée et Apollon. Ainsi sanctifié, l’instrument n’est plus ce qu’il était ; « Mademoiselle », à qui Terrasson dédie son œuvre, pourra bien la « toucher » sans déchoir.

Notes
1.

TERRASSON, Antoine, Dissertation historique sur la vielle. Où l’on examine l’origine et les progrès de cet instrument, Paris, 1741. On trouvera, dans l’annexe B, une analyse plus complète de ce texte.

2.

Ibid, p.14.

3.

Ibid, p.14/15.

4.

Ibid, p.16.

1.

Ibid, p.19.