De son côté, avons-nous vu 2 , le musicien Campion, sous le pseudonyme de Carbasus 3 , nous livre, en 1739, un écrit humoristique dont l'objet, à l'inverse de celui que Terrasson poursuit en 1741, est de ridiculiser la vielle en donnant la parole aux caricatures d’un maître de vielle et d’une marquise, sa future élève. Carbasus se moque de l'idée, que reprendra Terrasson et que défend déjà le maître de vielle, selon laquelle c'est du fait d'une erreur de l'histoire que la vielle a pu être seulement l'instrument des villageois et des gueux, alors qu'elle est en vérité un instrument des dieux accompagnant ceux-ci dès l'Antiquité. « Mais, Monsieur, dit la Marquise, croyez-vous en bonne foi qu'Apollon ait jamais joué de la vielle ? Pourquoi, Madame, répondit le Maître, ne le croirais-je pas ? Eh ! À quel autre instrument aurait-il pu donner la préférence ? « 1 . Et plus loin : « Je me laisse aller au plaisir qui me flatte de croire, que ce fût avec la vielle qu'Apollon attira toutes sortes d'animaux, qu'Orphée s'ouvrit un passage aux enfers ; qu'Amphion reçut de Mercure celle par le son de laquelle il bâtit la ville de Thèbes à cent portes ; qu'Arion, se tira du péril par la douceur de sa vielle » 2 .
Le maître, pour mieux convaincre que la vielle a dû côtoyer les héros et les dieux, invente un lointain Empire Chinois et adopte alors le style propre aux récits légendaires : un ancien chroniqueur Japonais « raconte qu'autrefois, c'est à dire, un prodigieux nombre de siècles ; puisque c'était au temps que les génies, les fées, et autres esprits aériens se familiarisaient avec le genre humain »… [Le maître vielleux se perd alors dans les méandres de la grammaire] « Il nous raconte enfin qu'il y eut un Empire nommé la grande Chéchianée, où Tanzaï, qui y régnait, par un goût le meilleur du monde avait choisi la Vielle par préférence à tous les autres instruments de Musique » 3 .
On est bien dans le mythe, ironiquement convoqué comme argument. Mais il reste à l’extérieur, évoqué par un auteur insensible aux affects qu’il véhicule, parce qu’il est seulement inclus dans son « habillage de convention » ; il faut s'y soumettre pour être à la mode et il n’y a point ici de trace de la nostalgie du monde arcadien. Pour être digne d'être touchée par les personnes de qualité, la vielle se devait d'avoir une origine glorieuse, le maître de vielle fait flèche de tout bois pour la lui offrir.
L'ultime dialogue de la marquise et du maître de vielle inventé par l'abbé Carbasus représente un morceau de bravoure particulièrement réussi et nous ne résistons pas à l'envie de le citer in extenso..
‘La marquise parle 4 : « A quoi sert cette tresse s'il vous plaît… Cela m'a l'air d'une sangle ? C'est, répondit le Maître, la ceinture pour suspendre l'instrument à son côté. Quoi une ceinture ? dit la Marquise, nous n'en portons plus, ce n'est plus la mode, et c'est tout dire. Tenez, monsieur, on a eu beau dire et beau faire pour nous obliger d'en porter, tout a été inutile, je n'en porterai point. Mais… Madame, c'est la ceinture d'Apollon, lorsque étant berger, il gardait les troupeaux du roi Admette. Ah ! Ah ! reprit la Marquise, d'Apollon !… honneur donc à la ceinture d'Apollon ». C'est alors que le maître persuade la marquise qu'Apollon jouait de la vielle.’La cause est entendue. En jouant de la vielle, Apollon sanctifie l'instrument et même ses accessoires (la tresse). C'est l'Apollon berger, sous un déguisement arcadien qui est invoqué par le Maître. L’instrument peut donc réaliser son entrée dans le monde, grâce à un statut de vieille noblesse mythologique. Campion en rit.
Voir section 4.3.2 : L’effet d’une mode ?
CARBASUS, Abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739. On trouvera, en annexe C, une analyse plus complète de ce texte.
Ibid, p.14.
Ibid, p.17/18.
Ibid, p.15.
Ibid, p.14.