CHAPITRE 5 : L'INSTRUMENT TRUAND

5.1. Le mythe du mendiant aveugle et vielleux.

5.1.1. Le personnage du mendiant

Le mendiant errant est un personnage que l'histoire a mythifié. Il est chargé par l'imaginaire culturel d'être le possible représentant de deux figures antagoniques, celle du Dieu qui ne se laisse pas reconnaître et qu'il faudrait vénérer et celle du Mauvais, un misérable qui sème l'horreur autour de lui et qu'il faudrait condamner, exclure ou tuer. Mais les certitudes peuvent vaciller ; ce mendiant errant n'est peut-être pas ce qu'il donne à voir, car un Dieu peut toujours se cacher sous un gueux.

Dans un travail très éclairant, Alain Brossat 1 nous présente la double figure d'Ulysse. Celui-ci s'est fait humble mendiant ; il sait, nous dit Brossat, « toutes les ambiguïtés et incertitudes qui s'attachent à la figure du mendiant » Il connaît bien « l'aura qui, envers et contre tout, entoure ce mendiant, cet étranger frappé par le destin (mais qui se saurait prémuni contre les coups qui l'ont accablé…?) », voire ce Dieu « s'en allant de ville en ville inspecter les vertus des humains et leurs crimes » Mais Ulysse sait aussi « qu'autant qu'il suscitera la commisération et inquiétera par son mystère, il sera insulté, bafoué et rudoyé- car le mendiant, en ce monde là, c'est également et déjà un "parasite", un "goinfre qui refuse de travailler" un "fléau" » 1 .

Avec l'importance que prend la figure du pauvre, mais aussi avec toute l'ambivalence qui y est attachée, l'église catholique alimente ce mythe qui la précède.

Le pauvre est image du Christ et subit à son tour une « passion ». Starobinski 2 montre qu'il occupe une place nécessaire « dans l'économie du salut des âmes charitables […], il est le légitime témoin de ceux qui lui accordent sa subsistance ».

Mais le pauvre est aussi le gueux, le misérable, voleur ou truand, qui persécute les honnêtes gens ; il est alors sans foi, sans toit, sans loi. Starobinski désigne cette double représentation de la figure du pauvre par une formule qu'il emprunte au père Guevarre (XVIe siècle ? ), à savoir que l'on peut mettre en opposition les pauvres du Christ dont les âmes charitables devront s'occuper et les pauvres du démon, êtres dangereux qu'il faut chasser ou enfermer.

Alain Brossat, dans l'article que nous venons de citer développe une problématique analogue lorsqu'il étudie les Conférences du lundi des frères Renaudot dont l'une a pour thème : « le "règlement" à apporter à la pauvreté ». Un des intervenants entonne un « discours depersécution concernant le mauvais pauvre. » Citons Brossat:« blasphémateur car il transgresse le commandement de Dieu adressé à l'homme ("tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage"), il est "la semence ordinaire" de la peste, des guerres, des famines, il "mène une vie morte", il est "un poids inutile de la terre" et ne mérite rien mieux que les "galères" » 3 . Mais un autre orateur va développer un discours inverse et symétrique, prônant l'hospitalité envers les pauvres, conformément à une tradition charitable remontant à l'Antiquité.

Le jugement moral cherche à distinguer le bon et le mauvais, là où le mythe désigne un mystère et fait du mendiant un personnage complexe et contradictoire qui "pourrait bien être le négatif de ce qu'il exhibe ». La violence polémique de certains textes dont nous donnerons, dans ce chapitre, quelques extraits, montre bien, par la surcharge émotionnelle dont ils témoignent, que le sujet n'est pas neutre et qu'il est tout imprégné de l'imaginaire culturel.

Notes
1.

BROSSAT, Alain, « Méfiez-vous des mendiants », Autrement, la Charité, 1993, n°11, p.87/107.

1.

Ibid, p.87/89.

2.

STAROBINSKI, Jean, Largesses, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p.100.

3.

BROSSAT, op. cit. p.104.