5.1.4. L'omniprésence de l'aveugle

Les trois termes en association que l'on rencontre avec constance, que ce soit dans l'iconographie ou dans les textes écrits, sont « gueux » (mendiant ou un synonyme), « vielleux » et « aveugle ». A en croire le Liber Vagatorum que commenteBronislaw Geremek 1 , les aveugles ont des techniques spécifiques pour mendier : prétendre avoir perdu son chapeau, se couvrir les yeux de torchons ensanglantés pour donner à croire que l'on vient d'être attaqué, raconter les événements miraculeux dont on a été le témoin, cette dernière technique consistant à jouer sur une représentation de l'aveugle qui serait un personnage doué d'une vision intérieure particulière. Serait-il possible que l'utilisation de la vielle à roue soit aussi une technique plus ou moins réservée aux aveugles ? Ainsi le dit Furetière dans son Dictionnaire : « Les aveugles sont ordinairement ceux qui gagnent leur vie à vieller » 1 .

Mais pourquoi tant d'aveugles ?

-Un premier argument est à proprement parler médico-social et explique cette situation par une conséquence de l'état sanitaire au Moyen Age. Charles Dominique 2 en fait mention :

‘« Les grandes causes de la cécité résident alors dans l'absence de toute hygiène, dans la mauvaise qualité d'une alimentation de surcroît irrégulière, dans la vigueur des maladies vénériennes….Les aveugles ne sont pas à proprement parler des exclus, comme les lépreux. On ne les bannit pas des villes, on ne les enferme pas, du moins pas encore. Mais leur infirmité les condamne le plus souvent à la mendicité.
A partir du XIIIe siècle, le nombre des marginaux et des aveugles ne cessant de croître, la concurrence entre mendiants devient plus rude et de nombreux aveugles choisissent d'utiliser tous les moyens possibles pour attirer l'attention et la pitié des passants. Beaucoup adoptent alors la condition de jongleur, chanteur ambulant, bateleur, diseur de prières ou de boniments ».’

Le même type d’argumentation sanitaire se retrouve sous la plume de Dufournet 3 qui s'appuie sur les travaux publiés dans l'Encyclopedia universalis concernant les problèmes de santé en pays sous développés. Mais Dufournet ajoute comme autre facteur possible de cécité, la participation aux croisades dont on pouvait revenir blessé. Certes, ce dernier argument concerne peu les gueux, et nous le citons essentiellement parce qu'il aide à montrer le poids des constructions imaginaires concernant la cécité, considérée comme une conséquence de l’intervention de personnages sataniques : « il serait très possible que l'imagination du peuple s'emparant de ces souvenirs, ait représenté comme des victimes de la barbarie des Musulmans les croisés qui revenaient les yeux affaiblis par l'éclat du soleil et la réverbération des sables », peut-on lire dans un des Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile de France, en date de1887, et que commente Dufournet 1 .

-Un deuxième argument serait plutôt médico-légal. Charles-Dominique 2 s'en fait aussi l'écho. « Au Moyen Age, certains malfrats comme les fabricants de fausse monnaie ou les cambrioleurs de lieux de culte connaissent le châtiment des yeux crevés ». D'où l'idée que le vielleux aveugle et mendiant que l'on rencontre au coin d'une rue pourrait bien être un criminel chargé d'insupportables vices.

-Un troisième argument prendrait en compte l'imaginaire, la place des mythes et les fantasmes que la vielle active, ce que nous développerons dans la suite de ce chapitre.

Notes
1.

GEREMEK, Bronislaw, Truands et misérables dans l'Europe moderne, (1350- 1600), Paris, Gallimard, 1980, p. 188/191.

1.

FURETIÈRE Antoine, Dictionnaire universel, 1690, art. « Vieller ».

2.

CHARLES-DOMINIQUE, Luc, Les ménétriers français sous l'ancien régime, Paris, Klincksieck, 1994, p.27/28.

3.

DUFOURNET, op. cit.

1.

Ibid, p.61/62.

2.

CHARLES-DOMINIQUE, op. cit. p.27.