5.2.2. Les écrits

5.2.2.1. L'instrument à roue est d'abord (sous la forme de l'organistrum) un instrument d'église. On peut tout à fait considérer, comme le pense par exemple Roland Hollinger 1 , que les goliards et vaguants, étudiants moines ou clercs, ayant la réputation de se mêler facilement aux gueux et de fréquenter les tripots, ont exporté l'instrument hors des monastères et l'ont fait connaître dans le milieu des vagabonds lors de leurs voyages ou errances de monastères en abbayes. L'instrument (et sa lutherie) évoluera alors dans plusieurs contextes : religieux, mendiant, aristocratique, poétique…

En tout cas l'association gueux/aveugle/vielleux est constatée depuis le XIVe siècle Nous allons proposer un rapide florilège de textes, recueillis par Flagel, qui en font foi. Bertrand Du Guesclin décrit la réception brillante qui est organisée par le roi du Portugal en 1367 pour recevoir Mathieu de Gournay envoyé comme ambassadeur. Les meilleurs ménestrels sont convoqués dont des joueurs de chifonies (ou symphonies) 2 . Au roi qui l'interroge, Mathieu de Gournay répond :

‘« Dit Mathieu de Gournay : Ne vous irai célant,
Ens ou paîs de France et ou paîs normant
Ne vont telz instruments fors qu'aveugles portant
Ainsi font li aveugles et li poure truant
De ci faits instruments les bourgeois entonnant :
On l'appelle de la l"instrument truant"
Car ils vont d'huis en huis leur instrument portant ».

On peut aussi citer Bartholomaus Anglicus (1372) : « Mais on appelle en français une symphonie l'instrument dont les aveugles jouent en chantant une chanson de geste ». On mentionnera enfin, à la même époque, le texte d'Eustache Deschamps :

‘« Les haulx instruments sont trop chiers,
La harpe tout bassement va
Vielle est jeux pour les moustiers,
Aveugles chifonie aura 1  ».’

La situation évolue peu du XVe au XVIIe siècle. Luc Charles-Dominique 2 dans son ouvrage sur la ménestrandise, fait état d'un procès datant de 1449 dont l'objet est de juger deux individus prétendant être clercs et s'adonnant à la mendicité. Ils ont commis des meurtres, enlevé des enfants qu'ils ont estropiés et dont ils ont arraché les yeux « afin d’amasser argent et eulx enrichir ». Un des criminels était boucher et écorcheur de bêtes, le second était joueur de vielle. Ils sont condamnés à la mort par pendaison. Charles-Dominique insiste sur le retentissement de cette affaire : « plusieurs chroniques contemporaines vont contribuer à amplifier son impact, déjà considérable, et à le graver dans toutes les mémoires ». Nul doute que les relents maléfiques prêtés à la vielle et que ses liens avec le monde de la gueuserie et du crime s'en soient trouvés confortés.

Mersenne 3 parle à plusieurs reprises des « mendiants qui jouent de la vielle à roue ». Trichet 4 fait de même(« elle est maniée seulement par des idiots et pauvres mendiants, la plupart desquels sont aveugles »).Vers la même époque, Kirschs et Millet de Challes 5 expriment une opinion identique : « instrument vulgaire, apanage des aveugles et des mendiants ». Furetière définit la vielle comme un « Instrument de Musique […] dont jouent ordinairement de pauvres aveugles » 6 . Dans son travail sur les musiciens à l'époque de Mazarin, Catherine Massip 7 montre que les vielleux « à la frontière de la misère »occupent le bas de l'échelle sociale.

5.2.2.2. On pourrait aussi faire longuement état d'écrits publiés sous le règne de Louis XV et qui vont dans le même sens. Citons le document anonyme publié dans Le Mercure de France en août 1738 :

« On pourrait sans inconvénients pour le bon goût, reléguer la Vielle aux Guinguettes et l'abandonner aux aveugles ; car n'en déplaise aux Danguis et aux Belles qui s'y sont adonnées depuis quelques années, c'est un instrument si borné et son cornement est si désagréable pour des oreilles délicates, qu'il devrait être proscrit sans miséricorde ; peu s'en faut que je n'en dise autant de la musette qui ne peut être admise raisonnablement que dans une fête champêtre ».

Ce document fait allusion à la parenté entre musette et vielle dont nous avons parlé plus haut. Mais il introduit une nuance qui pour nous est d'importance. Ce qui sauverait la musette, c'est qu'elle peut facilement être associée à la fête champêtre ; ce ne serait pas aussi aisément le cas pour la vielle qui évoque aussi et principalement une ambiance plus « glauque » ou misérable (les mendiants aveugles et les guinguettes). On ne doit pas (seulement) chercher le succès de la vielle dans une origine villageoise évoquant fraîcheur et naïveté. Elle est surtout d'un autre monde bien moins recommandable.

Nous avons vu, dans le précédent chapitre, qu’en 1739, le musicien Campion, empruntant le pseudonyme de l'abbé Carbasus, publie un opuscule polémique 1 . Il y traite la vielle d'instrument trivial. Elle produit, selon lui, un « charivari perpétuel auquel on peut ajouter le croassement des grenouilles pour accompagnement et pour contrebasse le murmure ou ronflement que fait la roue d'un coutelier ou d'un tisserand » 2 .

Plus tardivement, sous la plume de Monsieur de Piis 3 , on lira ce texte d'ambiance qui donne sa place à la vielle : « Quel charivari ! Les castagnettes claquent, la guimbarde frémit entre les dents qui craquent et tout près du triangle à contre-temps frappé, la vielle en grinçant flatte un peuple dupe ».

Il n'est peut-être pas utile d'accumuler les citations. Nous retrouverons ces écrits ainsi que d’autres, quand nous chercherons à cerner ce qu'a pu être la technique du jeu de la vielle, quand l'interprète était un mendiant et lorsque nous indiquerons à partir de quelles transformations de l'instrument et de son interprétation s'est constituée la mutation baroque 1 .

5.2.2.3. Nous nous intéressons exclusivement à la vielle en France. Signalons cependant que dans la plupart des pays d'Europe elle a un destin comparable. Par exemple, Flagel indique que, jusqu'en 1930, des joueurs de vielle mendiaient devant le porche de l'église de Saint Jacques de Compostelle 2 .

Luce Moïses 3 nous apprend que, comme en France, la vielle « était réservée en Ukraine aux mendiants aveugles dont elle était l'outil de travail ». En revanche, et contrairement à ce qui s'est passé en France, il existait des guildes de vielleux qui « régissaient la vie professionnelle des musiciens avec beaucoup de précision ». L'instruction du jeune vielleux était très réglementée ; elle s'achevait par une épreuve qui se terminait par le don d'une vielle. Au XIXe siècle, certains monastères organisaient même des cours de vielle pour mendiants aveugles. « Ceux qui s'y présentaient apprenaient un répertoire religieux et recevaient une vielle ». On retrouve donc en Ukraine la trilogie mendiant/aveugle/vielle, mais il est intéressant de voir que, dans ce pays, la situation est fortement institutionnalisée, ce qui maintient le gueux vielleux dans la communauté, alors qu'en France il est repoussé dans la catégorie des exclus. Qui plus est, on voit qu'en Ukraine le mendiant vielleux est « récupéré » par l'église qui lui confie une fonction prosélyte, alors qu'en France la vocation religieuse de l'instrument à roue disparaît précocement au Moyen Age.

Notes
1.

HOLLINGER, Roland, Les musiques à bourdon : vielles à roue et cornemuses, Paris, La flûte de Pan, 1982.

2.

On admet généralement que ces deux termes désignent une forme ancienne rectangulaire de la vielle à roue.

1.

A cette époque le terme vielle désigne la vielle à archet, chifonie (ou chiffonie) étant le nom le plus fréquemment attribué à la vielle à roue.

2.

CHARLES-DOMINIQUE, Luc, Les ménétriers français sous l'ancien régime, Paris, Klincksieck, 1994, p.223.

3.

MERSENNE, Marin, Harmonie universelle contenant la théorie et la pratique de la musique, 1636, Paris, CNRS, 1986.

4.

TRICHET, Pierre, Traité des instruments de musique. Fac simile : Genève, Minkoff, 1978.

5.

KIRCHER, MILLET de CHALLES cités par BRIQUEVILLE, Eugène de, Note sur la vielle, 1894, Paris, La flûte de Pan, 1980, p.36-37.

6.

FURETIÈRE Antoine, Dictionnaire universel, 1690, art. « Vielle ».

7.

MASSIP, Catherine, La vie des musiciens de Paris au temps de Mazarin, Paris, Picard, 1976, p. 122.

1.

CARBASUS, Abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739.

2.

Ibid, p.9.

3.

PIIS de, L'harmonie imitative de la langue française, 1785.

1.

Voir chapitre 10, section 10.1. : La décontamination.

2.

FLAGEL,Claude, « J'ai ma vielle et mon bourdon », Vielle à roue territoires illimités, (sous la direction de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p.89.

3.

MOISES, Luce, « La vielle à roue en Ukraine », Vielle à roue, territoires illimités (sous la direction de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p.30/44.