5.3. Conclusion.

Nous nous sommes employés, dans ce chapitre, à montrer que la vielle à roue était associée, dans son histoire, à la figure du mendiant aveugle. Ce constat nous conduira ultérieurement à interroger l'hypothèse d'un jeu spécifique du gueux privilégiant notamment un son sali.

Il apparaît, si l'on confronte notre chapitre 4 et notre chapitre 5, que la vielle à roue est responsable de textes panégyriques en excès quand il s'agit de louer son caractère champêtre, alors que le même instrument provoque, en miroir, des textes violents quand il s'agit d'évoquer son origine triviale.

Il ne semble pas possible de comprendre la démesure du langage à laquelle incite la vielle, en plus comme en moins, les émotions aussi fortes que contradictoires que son évocation produit, par les seules caractéristiques musicales ou organologiques de l'instrument.

Il nous fautconsidérer qu'en tant qu'objet culturel la vielle est porteuse de certains éléments, peut-être en provenance de l’inconscient, que l'imaginaire social aurait déposé en elle dans les espaces sociaux où elle intervient.

Pourquoi tant d'amour ?Précédemment nous avons vu que son origine villageoise la constitue comme métaphore de ce mythe de l'Arcadie que les aristocrates ont réactivé. Elle se met au service d'un paradis perdu. Dans notre prochain chapitre, nous reviendrons sur l’étrangeté de l’instrument qui le rend particulièrement apte à capter ces productions imaginaires.

Pourquoi tant d'agressivité ? Ce chapitre montre que les attaques dont la vielle est l'objet pourraient ne pas être seulement dues à ses défauts et imperfections musicales ; nous défendons l'hypothèse selon laquelle le rejet pour raisons musicales serait au moins renforcé par le mystère ou les connotations troubles liées à ce que les mythes, construits à propos du personnage du gueux, activent dans l'imaginaire.

En effet, son deuxième milieu d'origine fait que la vielle, instrument favori du mendiant, du gueux nomade et de l'aveugle, hérite d'une représentation inquiétante ; la vielle est associée à l'étranger, cet « Autre » absolu selon l'hypothèse défendue par Jean Christophe Maillard 1 ; elle est associée au sentiment d'horreur que le misérable provoque, mais aussi au mystère de l'identité de celui-ci, dont on pourrait bien soupçonner qu'il n'est pas ce qu'il montre, mais peut être un dieu à moins qu'il ne soit diable.

Cette ambiguïté est probablement, là encore, surdéterminée par l'étrangeté de l'instrument, bien propre à faire resurgir ce qu'il y a d'inquiétant ou d'indéchiffrable dans le personnage mythique du gueux aveugle. Notre prochain chapitre permettra aussi de conforter cette hypothèse.

La captation par l'aristocratie de l'instrument vielle à roue va donc supposer qu'on la dépouille des attributs misérables de son jeu (à connotation satanique) dans un effort de purification du son pour le rendre « propre ». Délivrée de son appartenance à la gueuserie diabolique (et associée peut-être alors au pauvre de Dieu), la vielle pourrait advenir entre des mains aristocratiques et produire une musique épurée, faudrait-il dire céleste, digne par exemple du Concert Spirituel.

Ultérieurement nous nous interrogerons sur la réalisation technique de ce miracle qui transforme non pas l'eau en vin, mais un instrument misérable en un instrument noble. Du reste, un retournement analogue nous est déjà signalé au Moyen Age, dans un texte de Gautier de Coincy 1 qui évoque les malheurs d'un homme fort pieux, mais jouant malencontreusement de la vielle. Les clercs veulent le chasser de Rocamadour, en raison des connotations sataniques ou au moins misérables de l'instrument… Intervient alors vigoureusement la Vierge Marie qui fait descendre du ciel un cierge se posant sur l'épaule du vielleux, sanctifiant par là et le musicien et son instrument.

Notes
1.

MAILLARD, Jean-Christophe, « La vielle en France, au XVIIe et XVIIIe siècle», Vielle à roue territoires illimités, St Juin de AMilly, FANDT éditions, 1996, p.10/30.

1.

GAUTIER de COINCY, Les Miracles de Notre- Dame, 1230[ ?].