CHAPITRE 6 : L’INFILTRATION IMAGINAIRE

6.1. Un instrument mystérieux pour qui le regarde ou l'écoute

Ce qui s'attache de mystérieux au personnage du gueux aveugle pourrait bien entrer en résonance (en sympathie) avec certaines caractéristiques de la vielle à roue bien susceptibles de produire une impression d' « inquiétante étrangeté » selon l expression de Freud que nous avons déjà citée.

Etrange objet qui emprunte souvent la forme d'un navire à voiles pansu (les vielles en forme de luth), qui est un instrument à clavier comme le clavecin, à la différence près qu'il est à archet comme le violon, encore que le bois de l'archet dépourvu de crins entre directement en contact avec la corde, et qu’il ne s’agisse pas d’un archet puisqu’il s’agit d’une roue, alors que finalement cet objet composite et plein de contradictions est aussi utilisable comme percussion. On comprend que celui qui le regarde ou l'écoute est tout d'abord intrigué et voudra toujours savoir « comment ça marche », comme s'il s'agissait de percer quelque mystère inquiétant mais attirant.

Etrange est cet instrument, aussi parce qu'issu de l'univers médiéval de la modalité, il est utilisé, à l'époque baroque, pour jouer de la musique tonale, alors que pourtant les bourdons tentent d'interdire ou tout au moins de limiter les changements de tonalité, et y parviennent, à moins que l'on ne se confronte aux dissonances.

La roue est un archet. Celui-ci est donc circulaire comme la représentation d'un retour sans fin. Eliade 1 y verrait peut-être la figuration d'un temps cyclique, anhistorique, celui des civilisations de l'éternel retour. Musicalement, la roue ferait que le son ne s'arrête jamais, et que le silence est impossible. En effet, arrêter la roue, c'est arrêter les bourdons ; arrêter donc produire un vide brutal, une disparition de l'espace musical, une absence et non un silence. Le vielleux ne saurait se taire, à moins qu'il n'en termine. On voit ce que la vielle peut faire vivre de lancinant dans un mouvement sans fin, ce mouvement circulaire que d'autres cultures utilisent pour son effet hypnotique.

Que la vielle à roue puisse fasciner par son mystère, l'iconographie nous le confirme, que l'on songe à l'utilisation que Jérôme Bosch fait de l'instrument dans sa représentation d'univers fantastiques ou que l'on songe aux images de vielles que l'on trouvera dans certaines danses des morts. Citons celles que relève Georges Kastner 1 : la vielle est associée à un des quatre squelettes musiciens présents dans le manuscrit 7310 de la Bibliothèque Nationale de France, on la trouve entre les mains de la vieille femme portant cornette qui joue de la vielle au milieu de squelettes de musiciens dans les icones mortis d'Holbein ; elle apparaît dans les diverses représentations de l'instrument à roue que l'on peut voir dans la Danse du grand Bâle. Une « danse macabre des femmes » de la fin du XVe siècle est présente dans le manuscrit 995 de la Bibliothèque nationale de Paris, folio24. La Mort, portant vielle en bandoulière, accompagne Adam et Eve chassés du paradis, sur une plaque métallique de cheminée réalisée par Philippe Soldan en1573 2 . On pense aussi à la danse macabre que l'on trouveà La Chaise Dieu comportant un musicien jouant une vielle ayant forme de luth et qui date approximativement de la même époque. Il y a aussi celle du XVe ou XVIe siècle que reproduit Wilkins 3 , sans oublier le tableau connu de Breughel, Le triomphe de la mort 4 . Citons enfin cette œuvre, qui se trouve à Sion, en Suisse, représentant le Démon armé d’une vielle, probablement au moment où Adam et Eve sont chassés du paradis.

Faut-il considérer que cet aspect trouble ou troublant de la vielle expliquerait la remarque étrange que fait, dans ses mémoires, le duc de Luynes ? La reine, Marie Leszczynska, ne jouerait jamais de cet instrument le vendredi, jour de pénitence, alors qu'elle le pratique les autres jours de la semaine : « il n'y a que le vendredi que la reine ne joue point de la vielle, pas même chez elle, c'est une ancienne pratique de dévotion » 1 .

Notes
1.

ELIADE, Mircea, Le sacré et le profane, 1957, tr.fr. Paris, Gallimard, 1965.

1.

KASTNER Georges, Les danses des morts, Paris,Brandus, 1852

2.

ALLMO Per-Ulf et WINTER Jan, Lirans hemlighteter. En studie i nordisk instrumenthistoria, Musikmuseets skrifter 11, Stockholm, 1985, p.190/191.

3.

WILKINS, Nigel, La musique du diable, Sprimont en Belgique, Mardaga éditeur, 1999, p.98.

4.

On doit cependant remarquer que l'association entre cornemuse et enfer est encore plus fréquente (WILKINS, Nigel, op. cit. p.90).

1.

DUFOURCQ, Norbert, La musique à la cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et de Luynes (1681-1758), Paris, Picard, 1970, p.98, note.