6.2.2 Soins Maternels

Mais on peut aussi penser que le discours fréquemment tenu, celui qui fait allusion à un lien sexualisé à l'instrument dérivant du génital, apparaît comme une production un peu conventionnelle masquant une deuxième situation relationnelle dont la posture du vielleux en train de jouer nous apprendrait quelque chose. Le vielleux est assis, courbé sur son instrument, le couvant des yeux comme s'il observait ses « mimiques sonores », un équivalent possible des risettes que le bébé adresse à sa mère.

Boüin 2 , auteur d'une fort sérieuse méthode de vielle à roue, peut nous surprendre en écrivant : « il faut mettre votre vielle le matin en vous levant dans votre lit, la bien couvrir… et cela par temps humide ».Ainsi voit-on qu'il faut traiter la vielle comme un enfant maladif qui pourrait bien attraper un rhume (« dans les temps humides les touches du clavier ne retombent pas aisément »). Dans les cas similaires, les vielleux contemporains, moins sensibles aux vertus thérapeutiques d'une mise au lit, utilisent une médecine plus « corporelle » et saupoudrent légèrement avec du talc les touches de l'instrument quand elles sont bloquées, comme on le ferait s’il s’agissait des fesses d’un nourrisson. Pareille sollicitude n'est pas abusive : voici un instrument peu fiable, qu'il faut bricoler avec constance, régler et rerégler avec patience et dont on n'est jamais sûr qu'il va correctement sonner alors qu'on passe au moins autant de temps à le soigner qu'à en jouer. Il peut à tout moment se mettre à geindre, produire des sons criards ou des bruits parasites divers 1 .

On doit « panser «  ses cordes, avec le coton le plus fin qu'il se pourra, pour adoucir le son, « il faut prendre les filaments les plus fins et les plus unis du coton […] de l'épaisseur environ d'une forte toile d'araignée » nous apprend le même Boüin. Mais le moindre bourrelet fera vaciller certaines notes et les rendra insupportables à l'oreille ; Briqueville 2 s'en désespère : « L'opération est extrêmement délicate, car pour peu que la touffe d'ouate soit trop forte, les notes aiguës deviennent fausses, et si elle est trop fine, les mêmes notes grincent désagréablement ». Le maternage est donc justifié ; donnons raison à Boüin de se comporter avec le dévouement d'une mère d'enfant handicapé (ou souffrant tout au moins d'une bronchite chronique) prodiguant à celui-ci tous les soins nécessaires et même ceux qui pourraient paraître superflus, mais seulement à un observateur extérieur qui apprécierait mal la gravité de l'état du patient.

L'infirmité d'un partenaire (la vielle) conduit l'autre (l'interprète) à manifester une « préoccupation maternelle primaire » de tous les instants qui générerait un attachement profond pour l'instrument en raison des soins constants que nécessitent ses nombreuses imperfections.

La vielle nous semble pouvoir illustrer une règle plus générale : plus un instrument est, d’une part, délicat, fragile, facilement malade de sa sonorité pour nous référer à un champ sémantique qualifiant le lien « materno-médical », plus il est, d’autre part, imprévisible, capricieux, peut-être frivole et même infidèle, pour nous référer au champ sémantique qui lie, dans le stéréotype traditionnel, l'homme à la femme…, plus le lien de l'instrumentiste à son instrument sera, alors, chargé d'affects, puissant, exigeant voire exclusif.

On le voit bien en ce qui concerne tous les instruments à cordes. Mais si, de plus, l'instrument est sommaire, handicapé par construction, aussi fragile qu'imprévisible, alors l'instrumentiste fait montre à son égard de sentiments d'une rare intensité. La vielle en est un exemple, mais il n'est pas unique. On pourrait aussi parler de la trompette marine ; Jean Baptiste Prin 1 , qui semble lui avoir consacré sa vie, l'appelle « ma trompette bien aimée » et nous confie ses sentiments : « j'aime avec tendresse et c'est avec douleur que je le vois, pour ainsi dire mourir avec moi ». Or, comme la vielle, la trompette marine, instrument instable et handicapé demande des soins attentifs sous la forme d'un bricolage de tous les instants ; comme le dit aussi Prin : « les imperfections qui s'y rencontrent, les déplacements du chevalet, les grincements de l'archet et la difficulté d'éviter les mauvais hasards sans les secours que j'ai inventés ont précipité ce dégoût »… Bel exemple d'illusion thérapeutique, pourrait-on dire.

Notes
2.

BOUIN, La vielleuse habile ou novelle méthode courte, très facile et très sure pour apprendre à jouer de la vielle, Paris,1761.

1.

Il est connu, dans le monde des vielleux, que l'instrumentiste passe beaucoup plus de temps à essayer de régler son instrument qu'à en jouer.

2.

BRIQUEVILLE, Eugène de, Note sur la vielle, 1894, Paris, La flûte de Pan, 1980, p.10.

1.

PRIN, Jean Baptiste, Mémoires sur la trompette marine avec l’art de jouer de cet instrument sans maitre, Lyon, Bibliothèque municipale, ms 133670, 1741 ( ?).