Mais on peut encore descendre d'un niveau dans les résonances inconscientes que pourrait mobiliser la vielle.
Citons à nouveau Holliger :
‘« En effet, la vielle à roue est aussi un instrument que l'on tient "à bras le corps" [souligné par l'auteur]. Solidement attachée à son exécutant par une ou deux courroies, la vielle n'apparaît plus comme "extérieure" à l'homme contre lequel elle vibre. Les bourdons, notamment, ainsi que la corde trompette, lorsque celle-ci est utilisée, dans ses sonneries ou ses "détachés", sont ressentis par l'instrumentiste comme le résultat d'une véritable vibration intérieure (dionysiaque) et non pas comme d'un jeu extérieur (apollinien) à lui-même » 2 . ’En première analyse, il pourrait ici être question de la métaphore du corps à corps d'une relation amoureuse. Mais en deçà, on pourrait s'interroger sur un autre renvoi possible. L'auteur évoque une indifférenciation entre Moi et Non Moi comme si le dedans et le dehors se confondaient dans une expérience infiniment bienheureuse. On retrouve cette impression d'un bain sonore, citée plus haut, évocatrice du narcissisme primaire et du sentiment océanique que les échanges de courrier entre Freud et Romain Rolland permettent d'approfondir 1 .
La citation d'Hollinger qui a servi de support à cette digression psychologique faisait état d'une « vibration intérieure » se substituant à la réalité d'une vibration venue de l'instrument, donc extérieure. Ainsi la vielle serait aussi « du dedans » de l'interprète, comme si elle avait pénétré par osmose à l'intérieur du ventre auquel elle est « solidement attachée par une ou deux courroies ».
La lecture de ce texte m’a évoqué un souvenir des années soixante-dix, qui relèverait probablement de la même fantaisie mais dont il présenterait une version redoutable. Pratiquant la vielle dans un groupe nombreux de musiciens, il s'était trouvé que deux vielleuses avaient été enceintes au même moment. Probablement en raison de l'inquiétante étrangeté de l'instrument, la rumeur s'était répandue que son contact prolongé avec le corps de celle qui en joue pouvait avoir des effets meurtriers et se trouver responsable d'avortements spontanés. Nos vielleuses avaient donc suspendu leur activité musicale…Il ne nous intéresse pas ici de savoir si la crainte était justifiée mais de remarquer la puissance de l'imaginaire que l'instrument convoque. Nous sommes dans un scénario de ventre et de fœtus, mais selon une version qui donne figure à l'horreur. La vielle, par osmose sonore, pourrait pénétrer le ventre de la femme de façon intrusive, comme dans un viol, et mettre à mort les fœtus dont celle-ci est porteuse. L'existence de ces fantasmes évoquant des Caïn intra-utérins sous la forme de monstruosités non-humaines nous semble attestée par l’existence d’objets culturels qui les mettent en scène. En témoignent la fréquence d’apparition de créatures de ce type dans les romans et les films de science fiction.
HOLLINGER, Roland, Les musiques à bourdon : vielles à roue et cornemuses, 1982, Paris, la flûte de Pan, p.13.
Cette question est traitée de façon approfondie dans l'ouvrage de Henri VERMOREL, Sigmund FREUD et Romain Rolland, Paris, P.U.F., 1993. Nous avons précédemment utilisé le travail de Vermorel dans notre chapitre 1. section 1.6. : Esquisse d’interprétation psychanalytique du mythe de l’Arcadie.