6.2.4. Un monstre destructeur.

Il nous semble, du reste, que Michel Corrette exprime, à sa façon, ce même fantasme dans un texte enflammé, une allégorie quelque peu surréelle qu'il produit au titre de préface pour sa méthode de guitare 1 . On y apprend que le Dieu Pan « fit construire une vielle si grosse qu'en dedans on pratiqua une salle dans laquelle on dansa ensemble trente-six contredanses à huit ». Cet énorme ventre est mis en vibration par Polyphème, puis participe à toutes les fêtes : « chacun la cherchait avec empressement. Point de noces ou de sérénades où elle ne fût appelée ». Ce ventre gigantesque prendra possession de la guitare et ce sera pour la dévorer : « elle alla trouver la belle guitare qui dormait au bas de l'Olympe, et comme un anthropophage l'ensevelit dans son sein ». Cet événement déclenchant introduit une scène de fureur. Sous l'influence de la vielle, nouveau Caïn et préfiguration d'Alien, les autres instruments de musique sont détruits : « alors tous les faunes (soumis à la vielle), comme des lions ravissants, décollent, brisent, déchirent, arrachent, toutes les guitares qu'ils rencontrent sous leurs mains, pour en faire des vielles [souligné par nous]. Les luths, les théorbes, rien n'échappe à leur fureur. La vielle ne manqua pas de se parer des dépouilles de l'aimable guitare [souligné par nous], semblable aux sauvages qui se parent de la chevelure d'un ennemi vaincu ». On voit ce dont il s'agit : non seulement la vielle maléfique tue les autres instruments, ses frères, mais encore elle s'en nourrit, pour s'embellir, en quelque sorte par absorption.

Il nous semble être au plus près du fantasme évoqué plus haut, d'autant plus que l'on connaît ou que l'on croit connaître l'événement de réalité qui lui sert d'appui, et qui est suffisamment marquant (faudrait-il dire traumatique) pour être encore présent dans les mémoires en 1762 (date de publication du texte de Corrette), alors que l'on considère qu'il a eu lieu bien avant. La transformation de la lutherie de la vielle, sur laquelle nous reviendrons plus longuement, est alors initiée, pour des raisons économiques, par un luthier nommé Bâton. La mode de la vielle à roue fut soudaine et exclusive alors que Bâton se trouvait dépositaire d'un stock d'invendus formé de guitares, de luths et de théorbes. Il aurait eu alors l'idée de réutiliser les caisses de ces instruments pour fabriquer les vielles que ses clients demandaient ; le résultat aurait été jugé satisfaisant et cet essai aurait été fondateur de la nouvelle lutherie de l'instrument. Antoine Terrasson 1 date de 1716 cet événement qui ne sera plus contesté mais souvent cité. Par exemple, Campion, sous le pseudonyme de Carbasus 2 se fait, sur le mode critique, l'écho de cette « dévastation » : « Vous n'êtes donc pas informée que c'est le seul usage que l'on fait aujourd'hui des théorbes, des luths et des guitares. Ces instruments gothiques et méprisables sont, en dernier ressort, métamorphosés en vielles ; c'est là leur tombeau ».

Mais cette version de l'histoire de l'instrument doit être interrogée à la lumière de notre hypothèse sur « l'infiltration de l'imaginaire ». Thomas Norwood, luthier spécialisé, sans doute le meilleur connaisseur actuel de la facture des vielles baroques, nous a fait remarquer qu'en réalité, parmi les vielles baroques visibles de nos jours, on en connaît très peu qui aient été fabriquées dans des caisses de luth ou de guitare. Tout se passe comme si la simple adoption de caisses en provenance de ces deux instruments n'avait pas été une solution effectivement retenue par les facteurs à qui elle n'avait probablement pas donné satisfaction. Les caisses de vielle sont le plus souvent originales, elles conservent les formes génériques empruntées au luth ou à la guitare, mais les luthiers les modifient, les font évoluer, chacun à sa manière. En vrai, on peut affirmer qu'aucun holocauste spectaculaire n'a sacrifié de cohortes de guitares, de luths ou de théorbes sur l'autel des vielles à roue.

Un événement de réalité, sans doute mineur, a été retenu, amplifié, il a pris le statut d'un fait historique incontournable, parce qu'il était détenteur de la dimension psychique d'une situation traumatique fondatrice (l’arrivée d’un instrument bizarre et lié à l’univers mystérieux des gueux, dans le monde policé des instruments baroques). En 1900, Michel Brenet s'y réfère encore : « Pour suffire à la demande, les facteurs détruisaient de beaux luths anciens qu'ils métamorphosaient en vielles » 3 . Plus proche de nous, Léon Vallas, en 1932, évoque la vielle « dont la vogue causa la transformation ou plutôt la destruction de tant de luths » 1 . De nos jours encore, de nombreux joueurs de luth peuvent citer l'événement, dont le souvenir s'est transmis de génération en génération.

Le psychologue y verra la marque d'une imprégnation imaginaire : la vielle mystérieuse et inquiétante a construit son destin en s'emparant des dépouilles ou même en phagocytant ses instruments concurrents, ses pourtant frères en musique.

Notes
1.

CORRETTE, Michel, Les Dons d’Apollon. Méthode pour apprendre facilement à jouer de la guitare, Paris, 1762.

1.

TERRASSON, Antoine, Dissertation historique sur la vielle. Où l'on examine l'origine et les progrès de cet instrument, Paris, 1741, p.96/99.

2.

CARBASUS, Abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739, p.18.

3.

BRENET, Michel, Les concerts en France sous l'ancien régime, Paris, Librairie Fischbacher, 1900, p.211.

1.

VALLAS, Léon, Un siècle de musique et de théâtre à Lyon (1688/1789), Lyon, Masson, 1932, Fac simile : Genève, Minkoff, 1971, p.106.