7.2.2. La vielle, instrument pour les « pauvres de Dieu » ?

Rappelons que dans un chapitre précédent nous avons montré le lien entre la vielle à roue et le pauvre. Mais nous avons dit aussi que la figure du pauvre était ambiguë. « Pauvre du diable », il est sans foi ni loi et mérite le bannissement ; « Pauvre de Dieu » il est une représentation du Christ sur terre, ou un déguisement de la divinité (dans l'antiquité gréco-romaine).

Nous avons vu que la vielle était apparemment l'instrument de musique des « pauvres du diable », misérables gueux qui ne provoquent pas la pitié ; les représentations iconographiques qui leur sont consacrées voudraient plutôt générer un sentiment d'horreur chez le spectateur. Ces mendiants hargneux, qui agressent et s'agressent volontiers, sont à moitié voleurs ou bandits.

Comment expliquer que l'association gueux/vielle n'ait pas fait définitivement « repoussoir » pour les nobles soucieux de marquer leur supériorité ? La « médiation » du personnage du petit Savoyard permet une première ébauche de réponse. Comme enfant, il est paré des vertus attribuées à l'enfance, fraîcheur et innocence 1 , ce qui mobilise chez l'adulte des affects très positifs. Comme enfant émigré on le plaindra. Comme enfant savoyard on lui prête les vertus de courage, de loyauté, d'abnégation que l'on attribue traditionnellement aux habitants de cette contrée.

Nous sommes ici à l'opposé de la figure du gueux, il faudrait même dire que le petit savoyard en est un négatif. Voilà donc un personnage qui, comme objet de la culture, est construit pour être un « pauvre de Dieu » et se retrouver au panthéon des vertus. A la vielle à roue qui l'accompagne, on pourrait bien prêter des qualités identiques, c'est à dire en fabriquer une représentation qui respire fraîcheur et simplicité. En jouer permettrait de s'identifier à cette figure conventionnelle et sympathique du petit savoyard. L'iconographie conforte cette hypothèse. Un tableau de François-Hubert Drouais est censé, dans un de ces clins d'œil que la période baroque affectionne, provoquer de l'attendrissement parce qu'il montre deux enfants aristocrates déguisés en savoyards, nantis d'une vielle et d'une marmotte 1 . Dans le même esprit, une gravure de Mélini, réalisée à partir d'un autre tableau de Drouais, met en scène les mêmes personnages et avec la même intention 2 .

L'arrivée de Louis XV au pouvoir ne pourra bien sûr que renforcer cette appétence pour la célébration de la vertu bien peu pratiquée par l'aristocratie mais constituant une sorte d'idéal affiché, une manière de proclamer la vertu sans avoir à être vertueux, comme si le sentiment de supériorité permettait au noble de ne pas être ce qu'il dit être, dans cette sorte de « dispense existentielle » que donne l'impression d'être au-dessus du commun.

Notes
1.

Rappelons la définition citée plus haut que Furetière donne de l'Innocence dans l'article qu'il lui consacre dans son Dictionnaire : « Un enfant est en état d'innocence jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de raison. Les paysans avaient aussi leur âge d'innocence qu'ils ont appelé âge d'or ».

1.

LEFRANCOIS, Thierry, « L'iconographie musicale de la mode champêtre », Musiques. Images. Instruments. Revus française d'organologie et d'iconographie musicale, n°3, 1997, Nouveaux timbres, nouvelle sensibilité au XVIIIe siècle, p.160.

2.

LEPPERT, Richard D., Arcadia at Versailles, Amsterdam, Lisse, Swets et Zeitlinger, 1978, p.81.