On assiste alors à une détérioration de l'image du savoyard ou du petit savoyard, qui est parallèle à la dégradation de l'image de la vielle et qui, selon Leppert 1 , pourrait être liée à l'arrivée de Louis XVI au pouvoir et à une nouvelle passion pour tout ce qui rappelle la civilisation grecque.
Citons Louis Mercier 2 décrivant, avec un certain lyrisme, les rues de Paris en 1781 : « les vielleuses des boulevards portent sur une gorge souillée un large cordon bleu, qui quelquefois a servi à une majesté. Ce cordon déchu leur sert de bandoulière. Ainsi les marques de dignité périssent ou retournent à leur véritable emploi ».
Retour donc du personnage méprisable, du gueux avec qui toute identification est impossible pour une personne de qualité. Du reste, selon Marianne Bröcker 3 , l'aboutissement en sera la connivence qui va s'établir, en milieu urbain, entre vielle et prostitution ; on verra alors, dans les rues de Paris, des prostituées appelant le client en chantant des couplets obscènes, tout en s'accompagnant de la vielle. Exit le petit savoyard et ses vertus, retour du « pauvre du diable », déchu et misérable.
Demeurent pourtant encore des « professionnels » de l’instrument. D'une part les vielleux ont gagné les cafés où ils tentent de survivre tout en côtoyant la misère, d'autre part le statut de musicien ambulant n'a pas totalement disparu et s'adapte tant bien que mal aux mutations de l'époque pour aboutir à une position sociale dont le contrat de travail en date de 1843 que cite Hollinger nous fournit un exemple : « Le 30 février, je me suis mis d'accord pour aller faire le musicien ambulant en France… J'ai 105 francs d'argent liquide, le passeport et les chaussures gratuites. Une chemise ou bien deux francs. Une blouse de lin bleu. J'ai le droit d'être malade 15 jours, sans qu'on me retire de l'argent. Les cordes sur les instruments sont gratuites. Le départ est fixé en mars 1843 et le retour en novembre de la même année » 4 .
L'exemple le plus caractéristique de ce retour à une position ambiguë entre une mendicité de misérable et une professionnalité honteuse nous serait donné par une évolution du statut social de la vielleuse telle qu'on a pu la décrire aux U.S.A. Il s'agit du phénomène des Hurdy-gurdy girls : « Des maisons de danse de Californie ou d'autres régions de pionniers et d'hommes solitaires prirent l'habitude de louer des hurdy-gurdy girls pour soixante florins par an, somme contre laquelle elles abandonnaient souvent leur vielle pour un autre type d'activité… ». 1
Répétons-le : la représentation d'un jeune savoyard drapé dans une vertueuse pauvreté s'est alors effondrée, les vieux démons ont fait retour. Et pourtant, dans le récit romanesque, l'ancienne représentation peut donner lieu à quelques récidives. On songe à Victor Hugo et aux Misérables 2 . Le dernier vol de Jean Valjean s'effectue aux dépens de Petit Gervais, jeune savoyard de dix ans « avec sa vielle au flanc ». Cette scène est d'importance, non pas pour Petit Gervais sur qui Victor Hugo ne s'appesantit pas, mais pour Jean Valjean. Chez ce dernier, cette rencontre traumatique provoque un état de confusion mentale et une sorte d'hallucination (une vision du personnage de l'évêque qui s'était montré bienveillant à son égard) ; le héros s'en trouvera transfiguré comme par une conversion qui va transformer son existence 3 .
LEPPERT, Ibid,
MERCIER, op. cit. p.143.
BROCKER, Marianne, Die Drehleier, 2 vol., Bonn, Bad Godesberg, 1977.
HOLLINGER, Roland, Les musiques à bourdon : vielles à roue et cornemuses, Paris, La flûte de Pan, 1982, p.68/69.
Ibid, p.68/69.
HUGO, Victor, Les Misérables, Paris, 1862.
Le lecteur intéressé en trouvera une analyse in FUSTIER, Paul, Le lien d'accompagnement, Paris, Dunod, 2000, p.166/169.