CHAPITRE 8 : LES MUSICIENS DE PROFESSION

8.1. La ménestrandise

8.1.1. La ménestrandise avant les siècles baroques

On désigne par ce terme la corporation des musiciens professionnels, telle qu'elle s'est organisée à partir du XIVe siècle (en 1321), en s'opposant aux « jongleurs » itinérants dont l'activité est jugée dégradante. La ménestrandise est à son apogée au XVIe siècle, bien qu'elle soit déjà fragilisée notamment par la nomadisation « déshonorante » de certains de ses membres 1 .

Concernant la ménestrandise à son apogée, F. Lesure souligne quelques points importants pour notre propos :

  • « Le corps des musiciens pourrait être classé parmi les plus indépendants de tous les métiers » 2 .
  • La ménestrandise est alors très structurée, avec une hiérarchie puissante : « une assemblée restreinte des maîtres, trois "gouverneurs" élus… et, au-dessus d'eux, le "roi" des joueurs d'instruments, nommé par le roi de France » 1 .
  • La ménestrandise possède des biens immobiliers, à Paris, rue des Petits-Champs, rue Saint Martin, rue des Croissants 2 .
  • Elle forme les musiciens (en 6 ans) et les reconnaît à la suite d'un examen professionnel passé devant le roi ou un de ses lieutenants permettant l'accès à la maîtrise 3 .
  • Le postulant au titre de maître « avait seulement à exécuter une pièce donnée ». 4 Il s'agissait en quelque sorte d'un exercice de déchiffrage supposant que l'on soit à l'aise dans la lecture des notes.Selon nos critères actuels, on voit qu'il s'agirait d'une approche « savante » (par l'écrit) de la musique, distincte de l'approche « populaire » (qui se transmet par voix orale et de façon routinière).

Toutes ces caractéristiques concourent à montrer que la ménestrandise a pour vocation de s'institutionnaliser de façon puissante et autoritaire, s'imposant aux « vrais » musiciens de profession, tout en leur donnant un statut social bourgeois, en leur fournissant de la respectabilité et en les garantissant donc contre l'anti-modèle du misérable faisant grincer sa vielle à roue au coin des rues.

En quelque sorte, la ménestrandise reste fidèle à sa première mission qui était de bien marquer une différence sociale entre ses membres et les jongleurs médiévaux. Il n’est donc pas étonnant que Luc Charles-Dominique ait pu nous préciser qu'à sa connaissance la vielle à roue n'est pas citée comme instrument de ménétrier. Instrument du gueux aveugle, elle a du représenter tout ce contre quoi s'est constituée la corporation des musiciens, comme si le vielleux évoquait un risque, celui de se marginaliser ou de se retrouver identifié à l'exclu incapable de s'inscrire normalement dans la société. La menace est réelle ; Charles-Dominique 5 rappelle la montée considérable du paupérisme au XVe et XVIe siècles, avec comme conséquence, l'expansion de la « Mendicité musicienne » ; certains ménétriers deviennent des errants et le langage va assimiler l'absence de productivité matérielle du ménétrier à de la paresse, au point que l'un des sens du verbe Ménéstrander sera, au XVIe siècle, Vivre en fainéant, en mendiant.

P. Beaussant considère, quant à lui, qu'il y eut des vielleux au sein de la ménestrandise. La contradiction nous semble s'expliquer par le statut mobile des musiciens de la corporation. Comme institution organisatrice de la profession, la ménestrandise ne peut que rejeter les vielleux ; mais dans les moments où elle perd son pouvoir, elle se dégrade socialement et peut alors partiellement se confondre avec un regroupement de mendiants musiciens et donc comporter des vielleux. Quand on veut attaquer ou ridiculiser la ménestrandise, c'est ce voisinage compromettant que l'on retient et qui envahit l'imaginaire collectif, dont nous avons montré la force en ce domaine.

Puissante, mais rongée de l'intérieur, la ménestrandise à la fin du XVIe siècle entretient donc un rapport conflictuel avec, entre autres, la vielle :

Celui qui en joue, c'est celui qui, ayant perdu sa dignité bourgeoise, a rejoint la misère des exclus. La menace existe, comme si l'on devait alors, en position défensive, lutter contre le risque de tomber, pour des raisons sociales et économiques, dans cette déchéance dont le vielleux est la figure emblématique.

Notes
1.

CHARLES-DOMINIQUE, Luc, Les ménétriers français sous l'ancien régime, Paris, Klincksieck, 1994.

2.

LESURE, François, Musique et musiciens français du XVI e siècle, Genève Minkoff, 1976, p.115.

1.

Ibid, p.115.

2.

Ibid, p.125/126.

3.

Ibid, p.129.

4.

Ibid, p.129.

5.

CHARLES-DOMINIQUE, Luc, op. cit. p.221.