8.2.2. Le musicien, la cour et le gueux

Ce qui fait constante, ce que nous retrouverons sous le règne de louis XV et que C. Massip repère déjà à l'époque de Mazarin, c'est l'identification du musicien (ou d'une catégorie de musiciens) au modèle de la cour.

‘« Constamment mêlé à la vie de la Cour, le compositeur, sous les Bourbons, attentif à ce qui l'entoure, cherche à projeter dans ses œuvres un peu de cette atmosphère qu'il respire » 3 .L'honneur du musicien du roi sera par exemple d'obtenir sur son contrat de mariage « la signature de personnages de qualité (aristocrates, membres de la famille royale) voire du roi lui-même » 4 . ’

« Pourquoi sommes-nous nés dans la chambre du bourgeois et non dans le palais du roi ?" écrivait Freud à la suite de sa remarquable analyse du monologue de Glocester en début du Richard III de Shakespeare 1 . Freud proposait alors l'idée qu'il y a, chez chaque être humain, le sentiment d'être non reconnu et victime d'une injustice, d’être, pourrait-on dire un « Mozart assassiné ». On peut penser que ce sentiment pouvait hanter ces musiciens dans la mesure où ils côtoyaient l'aristocratie, puissamment attirés par elle mais sans parvenir, sauf exceptions, à en faire partie.

Gravir l'échelon suprême, c'est à dire devenir noble, est en effet une entreprise difficile que les musiciens ont grande difficulté à réussir ; Lully en est le seul représentant anobli par Louis XIV, et Louis XV ne donne de lettres de noblesse qu'à cinq musiciens.

On voit s'esquisser une dynamique habituelle dans nos sociétés : une catégorie sociale instable, à l'identité ambiguë, subit deux attractions antagonistes et inversées ; elle cherche à résister à une force qui l'entraîne, dans une régression sociale, du côté des pauvres, des « gens de peu » ; de façon complémentaire, elle cherche à se hisser au niveau d'une catégorie sociale qui l'attire, ici l'aristocratie, telle que l'on se la représente dans ses salons et, in fine, à la cour du roi de France.

Il ne s'agit plus seulement, comme à l'époque où la ménestrandise était puissante, de défendre une position bourgeoise contre les risques d'une détérioration du statut social, il s'agit aussi de réussir une ascension sociale vers la noblesse. Le processus n'est pas dénué de violence, si l'on se réfère au style utilisé par Jean-Christophe Maillard pour en rendre compte : « Une personne lettrée et cultivée, pétrie de cet ethnocentrisme de classe qui lui confère une terrible autosatisfaction, celle d'appartenir à la frange supérieure de la société, même si (surtout si !) ses origines premières sont celles d'une personne du peuple, dont l'ascension sociale a pu s'effectuer grâce à ses talents musicaux ».

Ce qui nous intéresse ici, c'est que la vielle à roue se trouvera bientôt représentée, aux deux extrémités de la chaîne du social . Certes,elle est toujours un objet pour gueux, pour mendiant aveugle, un objet dont l’utilisation serait déshonorante pour la bourgeoisie, mais elle va, quelques années plus tard, devenir un des instruments favoris des gens de qualité, un objet d’envie pour cette même bourgeoisie. Quant aux compositeurs et autres maîtres pédagogues de la vielle à roue, ils occuperont, sous Louis XV, la même place intermédiaire et seront de la même classe sociale et de la même culture que les autres musiciens de profession. Ils pourraient bien toutefois, profitant de la mode dont bénéficie l'instrument, avoir été mieux payés ; du moins Ancelet le pense-t-il, qui écrit que les Maîtres de vielle et de musette étaient « mieux récompensés de leurs travaux que les meilleurs organistes » 1 .

Notes
3.

Ibid, p.91.

4.

Ibid, p.91.

1.

FREUD, Sigmund, « Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse », 1913, Essais de Psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1993, p.105/136.

1.

ANCELET, Observations sur la musique, les musiciens et les instruments, Amsterdam, 1757. Fac simile : Genève, Minkoff, 1984, p.32.