Certains indices donnent à penser que, si cette mutation familiale a du engendrer de la fierté chez François Couperin le grand, elle a pu aussi être ressentie comme un reniement et provoquer chez lui un « conflit de loyauté » entre la ménestrandise, souche musicale de la famille Couperin, et une autre appartenance conforme aux exigences de son Idéal du Moi, un appel à une autre « famille », dont la société aristocratique serait l'incarnation. Cette situation évoque un conflit de classe entre peuple et noblesse, mais qui prendrait la forme d'un conflit de loyauté entre l'ancêtre Couperin (le populaire) et le nouveau Couperin, celui qui est maître de clavecin des enfants du roi, qui a comme élèves de nombreux gentilshommes de la cour 1 , et qui tentera même, sans grand succès semble-t-il, d'apprendre son instrument à Marie Leszczynska la future reine de France (qui préférera quant à elle la pratique de la vielle à roue à celle du clavecin).
En 1724, dans la préface des Goûts réunis, Couperin défend le Goût italien et revendique son droit à écrire selon cette esthétique, mais, d'autre part, il insiste aussi sur sa filiation du côté du Goût français. Une phrase de ce texte serait susceptible de faire écho à notre hypothèse : « Les premières sonates italiennes…ne firent aucun tort, dans mon esprit, ni aux ouvrages de Monsieur de Lully, ni à ceux de mes ancêtres [souligné par nous] ».
Or, rappelons que Lully en début de carrière est un petit musicien danseur, émigré d'Italie, un violoneux méprisé par ceux qui touchent les instruments à clavier. Son génie séduit Louis XIV qui se l'attache et lui offre une carrière somptueuse. Lully va transformer le statut du violon : l'instrument y gagnera ses lettres de noblesse, mais Lully aussi, puisqu'il est le seul musicien anobli par le Roi Soleil après avoir réussi à faire parapher son contrat de mariage par le roi, la reine, Colbert et le duc de Rochechouart 1 .
Pour les autres musiciens, et pour Couperin probablement, Lully doit avoir valeur d'exemplarité ; sa réussite est telle, l'écart est si grand entre son origine et ce qu'il parvient à devenir, qu'il peut bien représenter une sorte d'idéal réalisé. On est là dans un processus de filiation : Lully se propose comme le modèle à qui l'on s'identifie ; il est le père idéal, le père d'un idéal. Je ne connais pas de documents « cliniques » susceptibles de vérifier cette hypothèse, on peut seulement imaginer, à partir de la logique de la situation, que Lully a du avoir une place dans le Roman familial des musiciens qui lui sont à peu près contemporains.
Dans le texte que nous citons, François Couperin place « mes ancêtres » en vis à vis de Lully, cequi renvoie explicitement à sa souche familiale qui est française (en opposition à celle de Lully). Mais en deçà, on ne peut s'empêcher de penser que ces ancêtres là sont aussi ces musiciens populaires, ces ménétriers grand-père et arrière-grand-père, qui ont façonné les enfants musiciens et avec qui il faudrait faire rupture. On remarque ici une analogie avec Lully renonçant à (trahissant ?) l'Italie pour travailler à la gloire du roi de sa nouvelle patrie.
La phrase de la préface qui vient après celle que nous venons de citer est un peu étrange : « Ainsi, par un droit que me donne ma neutralité, je vogue toujours sous les heureux auspices qui m'ont guidé jusqu'à présent ». Seule la réconciliation rend heureux et l'on ne doit pas prendre parti. C'est sagesse que de réunir les Goûts. Mais on peut soupçonner que cet œcuménisme et la neutralité revendiquée pourraient aussi être une tentative pour réconcilier les deux filiations, les ancêtres naturels (les musiciens populaires) et le parent idéal (le musicien de cour dont Lully est le modèle). Rappelons que nous avons proposé plus haut l'idée selon laquelle cette double filiation créait une tension psychique que nous avons quelque peu formalisée en citant le concept de loyauté. Ajoutons que, précédemment 1 , nous avons discuté l'hypothèse selon laquelle la baroquisation musicale serait justement une tentative pour rappeler le populaire tout en le transformant radicalement.
Pris dans le mouvement d'ascension sociale et faute d'être anobli, François Couperin se choisira des armoiries : Porte d'azur à deux tridents d'argent passés en sautoir, accosté de deux étoiles de même et accompagné en chef d'un soleil d'or et en pointe d'une lyre de même.
Il se fera un temps appeler sieur de Crouilly « en souvenir d'une terre de la Brie où naquirent ses ancêtres » 2 . En 1690, il signera « Couperin sieur de Crouilly » la page titre des deux messes d'orgue qu'il publie. Fantaisie d'artiste, nous dit Marcelle Benoit…Certes la démarche est courante ; un auteur de nombreuses pièces pour musettes ou vielles à roue comme Lavigne est, par exemple, édité, selon les moments, sous les noms Lavigne, Delavigne ou de Lavigne. Mais un acte, fût-il banal, n'en est pas pour autant dépourvu de sens ; Couperin tente probablement ici de mettre en lien ce dont il vient et ce qu'il veut devenir. Utilisant ses deux identités, il nomme du reste une pièce du Quatrième Livre de clavecin « La Croûilli ou la Couperinette » ; doit-on y voir le souci, traduit de façon humoristique, d'unifier ses deux filiations ? Il s'agirait alors d'un cas très particulier dans lequel cette baroquisation musicale à laquelle nous venons de faire allusion gagne même le titre de la pièce.
« Il y a vingt ans que j’ai l’honneur d’être au Roi et d’enseigner presque en même temps à Monseigneur le Dauphin Duc de Bourgogne, et à six princes ou princesses de la maison royale » écrit Couperin en 1713, dans la Préface de Pièces de clavecin…, premier livre. « Couperin eut l'honneur de montrer à jouer du Clavecin à M. le Duc de Bourgogne, Dauphin de France, de même qu'à Madame Anne de Bourbon Douairière de Conti, et à M. Louis Alexandre de Bourbon, Comte de Toulouse » indique TITON du TILLET, Suite du Parnasse Français, 1743, p.664.
BENOIT, op. cit. p.294.
Voir chapitre 3, section 3.3. : La Baroquisation
BENOIT, op. cit. p. 388.