Un événement judiciaire bien connu nous permet de suivre notre piste. La « nouvelle race » de musiciens, proche de la cour ou de l'aristocratie, entre en conflit avec cette ancienne organisation sociale qu'est la ménestrandise et qui cherche à maintenir son pouvoir. Pour la période qui nous intéresse, P. Beaussant 3 résume ainsi les différents actes de cette guerre :
En 1691 une décision du roi « supprime l'élection des jurés pour tous les corps d'art et métiers et la remplace par des charges vénales et héréditaires ».
En 1693, « les quatre jurés nommés par le roi en 1691, prenant leur rôle au sérieux et assumant la cause de la Ménestrandise, repassèrent à l'attaque, sommant les clavecinistes d'avoir à payer les droits de maîtrise à la communauté de Saint- Julien de Ménétriers ». Contre le cours de l'évolution sociale ils gagnèrent ce procès, les clavecinistes furent condamnés.
En 1695, à la suite de l'appel que les clavecinistes portent auprès du Parlement, une décision sera prise qui « déboutait la ménestrandise et affranchissait les compositeurs de musique, organistes et joueurs de clavecin de tous droits ou redevances envers la communauté de Saint Julien ».
C'est au titre d'organiste du roi, alors qu'il vient d'être nommé à la Chapelle Royale, que Couperin choisit de rejoindre les clavecinistes ses pairs, dans leur requête contre la ménestrandise aboutissant à l'arrêt du Parlement de 1695. Sans doute est-il alors dans une position exacerbant le conflit de loyauté, comme si, devant alors choisir son camp, il se retournait contre sa filiation « naturelle », en faisant condamner ce type de musique qui était celui de son grand-père et de son arrière-grand-père.
Pour les plaignants, les « clavecinistes », l'enjeu de ce procès n'est pas seulement économique ou d'intérêt. Il est aussi narcissique, comme si une réduction à l'appartenance à la ménestrandise signifiait déchéance sociale et attaquait violemment « l'estime de Soi ».
On le voit bien à travers les propos des clavecinistes dont nous faisions plus haut état. Ils traitent les ménétriers de « misérables routiniers, incapables de faire progresser l'art de la danse » 1 (dont Louis XIV est le fervent adepte que l'on sait). Ils ne sont alors que « bateleurs, vielleux, meneurs de singes… Quelle idée peut-on se former d'un juré [de la communauté des ménétriers], danseur, joueur de violon, qui ne sait pas seulement les premiers éléments de la composition, et qui ne connaît les notes que par rapport à ses cordes et lignes tirées, [qui viendrait] visiter tous les trois mois, examiner, approuver oucensurer un compositeur de musique dont il n'entendra pas seulement le langage en faisant expérience de sa capacité » 1 . On sent les clavecinistes outrés, blessés, en risque de se voir détruits s'ils devaient retomber dans une identité misérable incompatible avec leurs aspirations fondamentales. François Couperin dut se trouver en difficulté, lui qui, pour se sentir exister en conformité avec son idéal, en congruence avec ses exigences narcissiques, rejoignit le camp de ceux qui mettaient symboliquement à mort l'appartenance de ses ancêtres. Et cela d'autant plus que se produisit une nouvelle escarmouche : en 1707, la Communauté enregistre par surprise des Lettres Patentes ; les organistes et les clavecinistes ripostent quelques jours plus tard, et, en 1774, Besche 2 , pourra écrire, en soulignant la violence de la situation créée : « les ménétriers furent obligés de les rapporter honteusement [les lettres patentes] ; elles furent brisées et lacérées, le sceau arraché, et remises en état entre les mains des organistes, pour servir de monument à leur triomphe ».
BEAUSSANT, Philippe, Couperin, Paris, Fayard, 1980, p.90/92.
LOUBET de SCEAURY, Paul, Musiciens et facteurs d'instruments musicaux sous l'ancien régime, Paris, Pedone, 1949, p.89, cité dans CHARLES-DOMINIQUE, Luc, Les ménétriers français sous l'ancien régime Paris, Klincksieck, 1994, p.267.
Ibid, p.267.
BESCHE, Abrégé de la ménestrandise, 1774, cité par J. SAINT-ARROMAN et P. LESCAT, Eléments d'interprétation, FRANCOIS COUPERIN, pièces de clavecin (second livre). Fac simile : Corlay, J.M. Fuzeau, 1994, p.11.