Dans les milieux populaires de province, peu sensibles aux influences parisiennes, le personnage du vielleux, qu'il soit ou non ménétrier, demeure identique à lui-même. Il survit, menacé par la misère et cherchant à s'assurer une place dans la bourgeoisie. Il est musicien professionnel ou semi-professionnel, oscillant entre différentes appartenances sociales et demeure éloigné du monde de l'aristocratie. Sylvie Granger 3 nous en décrit un exemple caractéristique, avec Marguerit dit Lalande qui vit, sous le règne de Louis XV, dans la région du Mans. Il publie dans les « Affiches du Mans » la petite annonce suivante, retrouvée par S. Granger : « Marguerit, dit Lalande le jeune, du Mans, avertit le public qu'il enseigne à jouer de la vielle par principe, et prend par mois 3 livres. Il enseigne aussi à danser le menuet et toutes sortes de pas propres à danser des contredanses et des danses de caractère, il prend 2 livres par mois ». Cet homme qui peut être désigné dans les documents officiels comme maçon ou tailleur de pierres, est donc joueur de vielle par surcroît et enseignant en ce domaine, tout en étant aussi danseur professionnel. De plus, son frère Jean est musicien d'église, organiste à l'abbaye de Beaulieu près du Mans, ce qui ne lui interdit pas d'enseigner aussi la vielle. Le prouverait ce commentaire, rapporté par S. Granger, que Jean prononce pour sa défense lors d'un procès pour tapage dont il est l'auteur avec son frère et un joueur de violon : « Sur quoy le dit Lalande [Jean]…ajouta que les filles de la comparante étaient mal élevées, et que dans le temps qu'il montrait à Marie Corbin à jouer de la vielle, il les aurait bien baisées s'il eut voulu et qu'elles mettaient les mains dans sa culotte ».
En revanche, dans le monde des gentilshommes de province sensibles à l’attraction parisienne, il se manifeste une certaine présence de la vielle. C’est ainsi que nous avons trouvé en Auvergne, une belle vielle parisienne signée Lambert, datée de 1770 et soigneusement conservée dans un château familial. Adélaïde de Combes de Miremont, propriétaire de l'instrument, appartenait à une ancienne famille de noblesse de robe (des magistrats), anoblie au XVIe siècle et assimilée à la noblesse d'épée au siècle suivant.
Par quels cheminements une vielle parisienne fabriquée par un luthier de très grande qualité est-elle parvenue entre les mains d'Adélaïde, alors petite fille ou pré adolescente, vivant en Combraille, région d'Auvergne située entre Marches et Limousin ? 1
Ce que l'on connaît de la famille de Miremont permet de prendre en compte deux facteurs favorisant, ayant facilité la communication entre le monde de l'aristocratie parisienne et le château de La Rochette où vit Adélaïde. En premier lieu, trois sœurs du père de celle-ci ont été élevées à Saint Cyr comme il était conseillé pour des jeunes filles aristocrates de province, donc à proximité de la Cour et sous la houlette de Madame de Maintenon. En second lieu, un frère de la mère de la jeune fille a servi comme mousquetaire de la garde du roi Louis XV.
D'Adélaïde elle-même on sait que, dans les Mémoires d'un de ses contemporains, elle est jugée « femme aussi spirituelle qu'expressive dans ses affections ». On peut penser qu'elle fut une enfant plutôt délurée entretenant des liens d'une fraîcheur spontanée avec ses amies de son âge. C'est du moins ce que donne à entendre un cahier de musique qui était joint à l'instrument 1 .
Les deux hypothèses sur lesquelles nous allons revenir dans ce chapitre concernant la fonction de la vielle restent en principe possibles. On peut se demander si la vielle tient la place d'une parure, si elle a été seulement offerte au titre de bel objet susceptible de mettre la petite fille en valeur comme le ferait une robe d'apparat ; il ne faudrait pas alors la considérer comme étant essentiellement un instrument de musique.
Cependant, et à l'inverse, nous aurions tendance à retenir notre deuxième hypothèse et à penser que ce cadeau offert à Adélaïde relève principalement du domaine musical et non de la parure. Notre jeune aristocrate a effectivement joué cet instrument et lui aurait peut-être consacré plus de temps, s'il ne s'était assez rapidement démodé après 1770. Adélaïde est en effet musicienne ; le seul portrait que l'on connaît d'elle la représente (sous l'Empire) en train de jouer de la guitare. Son cahier de musique débute avec deux airs de vielle et se poursuit avec trente-trois pièces qui, majoritairement, sont destinées à être chantées ou écrites pour guitare, ce nombre de trente cinq morceaux au total témoignant d'une certaine constance dans la pratique musicale.
Par ailleurs si l'exportation de l'instrument vers l'Auvergne témoigne bien de la transmission de l'intérêt pour celui-ci qui régnait à Paris, il nous faut cependant remarquer que la mode est suivie avec retard ; l'instrument est daté de 1770, et, à cette époque, l'aristocratie parisienne commençait à se désintéresser de la vielle.
Un autre document provient du Maine. La marquise de Vibraye nous a laissé un recueil manuscrit d'airs qu'elle jouait sur sa vielle, et dont Sylvie Granger propose l'analyse 1 . La vielle doit occuper une place importante dans la vie de la marquise, puisque ce recueil de cent quatre vingt quatorze pages comprend la notation de deux cent quatre vingt dix sept airs.
La vielle ne semble pas pouvoir ici être assimilée à une parure et sa pratique à une mode éphémère. Si, comme le pense Sylvie Granger, le recueil doit avoir été principalement écrit vers la fin des années 1730, il ne s'est certainement pas constitué en quelques jours ou quelques semaines et montre que la marquise a dû se livrer à un travail musical assidu. Les pièces recopiées ne le sont pas toutes de la même main. On peut penser que certaines sont écrites par Madame de Vibraye et d'autres par son maître de musique, à moins qu'elle n’ait travaillé avec deux maîtres de musique « transcripteurs ».
La marquise n'en est pas pour autant une virtuose ; les pièces recueillies sont faciles d'accès et ne présentent pas une particulière difficulté d'exécution. Ce sont des airs d'un genre populaire parfois connus de tous, mais aussi des pièces tirées d'œuvres célèbres des musiciens du moment (Hotteterre, Marin Marais, Clérambault, François Couperin…). Certaines pièces sont assez proches de la musique savante, contredanses, menuets et vaudevilles forment l'essentiel du répertoire. Nous y reviendrons.
Nous citerons aussi le « recueil d’airs choisis de diferens autheurs transposez pour la viele » établi pourCharles Emannuel duc d’Uzès dont les liens entretenus avec l’aristocratie parisienne étaient bien évidemment étroits. Ce manuscrit est constitué de quatre cent vingt six airs et comporte deux cent dix neuf pages. Le duc était considéré comme « un excellent musicien, un peu bouffon et rimailleur, mais très bon diable » 2 ; mais nous ne savons pas de quelle nature était son intérêt pour la vielle, si lui-même ou l’un de ses proches pratiquait l’instrument.
GRANGER, Sylvie, Musiciens dans la ville. 1600-1850, Paris, Belin, 2002, p.6/9.
Les informations dont il est fait état ici doivent tout aux recherches conduites par Charles de Guérines. Qu'il soit ici remercié pour nous les avoir communiquées.
Il est intitulé : Cayet de vièle. On y peut déchiffrer, sur la première page, les inscriptions suivantes que nous transcrivons (en respectant l'orthographe) : « pauline fait présent à mademoiselle adèle d'un cayet de musique relié », dessous en petits caractères : « mademoiselle adelle n'en veut pas », puis toujours en dessous, mais en gros caractères : « ce cayet de vièle appartient a mlle de mirmont mirmom adèle », en petits caractères : « adèle mirmont Adélaïde mirmont » et finalement en très gros caractères : « vous nous faites… ». Les textes musicaux ont été analysés par Laurent Guillo (non publié).
GRANGER, Sylvie, Les métiers de la musique en pays manceau et fléchois du XVII e au XIX e siècle, Thèse pour le doctorat d'histoire, Université du Maine, 1996, p.1422/1437.
ALBIOUSSE Lionel d’Histoire des ducs d’Uzès, Paris, H. Champion, 1887, p.225.