9.1.3. La vielle est majoritairement jouée par des femmes.

On remarquera aussi que les interprètes sont plus fréquemment des femmes que des hommes, ce qui rapproche la vielle du clavecin. Quand Ballard édite sa méthode pour « commençants », il la dédie, dans sa préface, « A ma commère [qui a] considéré la vielle comme un instrument capable d'occuper sa délicatesse » 1 , comme s'il voulait « cibler » pour son produit, une clientèle essentiellement féminine. Nombreuses sont à l'époque, les dédicaces personnalisées, bien que souvent non nominales, dont le destinataire est une dame de la noblesse désignée par son titre (duchesse, marquise…).

La vielle est donc, au même titre que le clavecin, un instrument pour des personnes de qualité de sexe féminin. Un travail de Florence Gétreau 2 en apporte la démonstration, en complétant l'analyse des textes écrits significatifs par une étude iconographique très complète.

Robert Green 3 arrive aux mêmes conclusions. De plus, il est particulièrement sensible à l'idée que cette féminisation tient au caractère gracieux de l'instrument ou plutôt au fait que la position du corps que l'on doit adopter pour en jouer est gracieuse, comme le sont les mouvements des mains et des doigts sur le clavier. Il en est de même pour le clavecin qui deviendrait pour des raisons analogues un instrument préféré des dames. En revanche, le violon ou les instruments à vent seraient peu féminins entraînant des mimiques ou des mouvements inélégants.

Pour appuyer ces hypothèses, reportons-nous au texte de Carbasus 4 que nous avons déjà rencontré. Dans ce document polémique, un maître vielleux présenté de façon caricaturale porte son instrument au pinacle en vantant notamment son adéquation à l'élégance féminine par opposition aux contraintes disgracieuses pour le corps qu'entraîne le jeu des autres instruments de musique. On se reportera au florilège d'expressions imagées utilisées pour persuader du caractère destructeur pour la beauté féminine des instruments de musique autres que la vielle à roue. La viole de gambe est gênante quand on porte une robe à paniers, elle est donc « aujourd'hui aux abois ». Quand on joue du violon, « il en coûte toujours quelque grimace ». Les « Fluteurs s'arrachent le nez », se « corrompent la main », la flûte « rend le regard louche, change le visage, et engendre le torticolis »….

Musette et vielle sont, avons nous vu, les deux instruments de musique qui symbolisent une ruralité idéalisée loin des réalités paysannes. Mais peut-être doit-on leur prêter une identité sexuée. Les musettes nous sont représentées comme étant à peu près exclusivement jouées par des hommes alors que les vielles sont majoritairement jouées par des femmes. Leppert 1 considère que la musette, de par sa forme, est prédisposée à représenter le phallus ; certains tableaux de l'époque encourageraient en effet cette association. Il n'est pas besoin d'avoir recours à un dictionnaire des symboles pour comprendre ce que montrent et déguisent ces tableaux baroques où l'on voit un aristocrate, ayant entre les mains une musette au bourdon solidement dressé, échanger des regards de connivence avec une aristocrate ayant vielle sur les genoux ; il s'agit d'un code culturel qui parle comportements de séduction, sexualité et discours amoureux. On en trouverait une illustration dans ce tableau de Sébastien Leclerc que présente Florence Gétreau et qui montre une joueuse de vielle à l'attitude parfaitement langoureuse et désarmée ; elle cite alors un quatrain « accompagnant une autre version de la même scène à deux instruments gravée par F. P. Bassan (1723-1797) » 2  :

‘« Une aimable voix, un air tendre,
Des belles sur nos cœurs augmentent le pouvoir,
On risque autant à les entendre
Qu'on a de plaisir à les voir ».’

De son côté, Leppert propose une gravure de Mariette tirée d'une œuvre de Michel Lasne, où un pseudo berger, à l'air coquin, semble caresser le chalumeau de sa musette, alors que le bourdon de l'instrument se dresse sans vergogne. Le tout est accompagné d'un quatrain qui renforce le message :

‘« Ce berger, l'honneur de son temps
Epris d'une flamme discrète
Rend les désirs gais et contans
Aux doux accents de la musette » 1 .’

Jean-Paul Sartre crée et utilise le concept de Mauvaise Foi pour comprendre certains ressorts psychologiques qui sont, entre autres, mobilisés dans la séduction. Dans L'Etre et le Néant 2 , Sartre choisit un exemple de ce type pour en expliquer le mécanisme : une jeune femme se rend à un premier rendez-vous ; alors « qu'elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard », « elle se cache très soigneusement à elle-même une vérité qu'elle connaît parfaitement », « elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur ». La mauvaise foi lui permet de s'en débrouiller : la jeune femme se ment à elle-même, faisant comme si la sexualité n'était pas présente dans la situation, ce qui lui permet de participer à la stratégie de séduction. « La mauvaise foi apparaît comme un mensonge à soi, et non comme un mensonge tout court », c'est la même personne qui ment et à qui l'on ment. 3 .

On peut se représenter ainsi ces dames de qualité nanties d'une vielle à roue qui dialogue avec une musette dont le chalumeau est virilement brandi par un noble partenaire ; elles ne veulent pas savoir ce dont il est question, tout en le sachant parfaitement.

Notes
1.

BALLARD, Jean Baptiste (éd), Pièces choisies pour la vielle à l’usage des commençants, Paris, Ballard, 1732.

2.

GETREAU, Florence, « Les belles vielleuses au siècle de Louis XV », Vielle à roue territoires illimités, (sous la direction de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p.90/103.

3.

GREEN, Robert A., The hurdy-gurdy in eighteenth century France, Indianapolis, Publications of the Early Music Institute, 1995.

4.

CARBASUS abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739. Nous présentons ce texte en Annexe C.

1.

LEPPERT, Richard D., Arcadia at Versailles, Amsterdam and Lisse, Swets et Zeitlinger, 1978.

2.

GETREAU, op. cit. p.93.

1.

Voir dans LEPPERT (op. cit.), cette gravure (p.71) ou une autre assez proche réalisée par Engelbrecht (p.34).

2.

SARTRE, Jean-Paul, L'Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p.85/111.

3.

« A l'insu de mon plein gré » ; ainsi s'est exprimé, il y a quelques années, le coureur cycliste Richard Virenque accusé de dopage ; la formule est une bonne approximation du concept de mauvaise foi.