9.4.2. Les virtuoses sous le règne de Louis XV

Quelques virtuoses sont fréquemment nommés et ont probablement joué un rôle important dans la diffusion de la vielle comme instrument de musique digne de l'aristocratie et susceptible de côtoyer, à égalité de statut, les autres instruments de l’orchestre baroque.

Citons Nicolas Chédeville, mais il s’agit essentiellement d’un facteur et joueur de musette, apparenté du reste à la famille Hotteterre célèbre en ce domaine. Indiquons que, selon Leppert 2 , il fut aussi un virtuose de la vielle à roue et aurait eu comme élèves (en musette mais aussi en vielle) les plus célèbres gentilshommes et dames de la Cour.

Sont fréquemment nommés Ravet qui fut aussi compositeur, mais essentiellement Charles Bâton et surtout « l'illustre Danguy ». Citons Terrasson : « On peut dire avec vérité que les Sieurs Denguy et Bâton ont poussé la vielle à un point de perfection où l'on ne pouvait pas s'imaginer qu'elle pût atteindre : ces deux hommes ont formé et forment continuellement des élèves, dont ils font souvent de très bons maîtres » 1 . Henri Bâton est un luthier qui est le premier à transformer radicalement la facture de la vielle ; son fils Charles perfectionne l'instrument, il compose pour lui et pratique de façon virtuose. Or, comme le précise Green 2 , le répertoire de musique de chambre, sonates et trios, suppose fréquemment une grande virtuosité de la part de l'exécutant ; et Jean Christophe Maillard souligne de son côté que « la vielle à roue possède un répertoire dont les prouesses techniques sont dignes de celles du violon » 3 . Il faut donc attendre des virtuoses qu’ils démontrent que toutes les pièces du répertoire, même les plus complexes, peuvent être jouées sur une vielle, que celle-ci peut rivaliser avec les autres instruments baroques.

On peut penser, nous y reviendrons ultérieurement, que les professeurs de vielle à roue pourraient être naturellement attirés par une musique difficile à interpréter, et cela pour deux raisons. Elle leur assure des revenus puisqu'elle suppose un long apprentissage. Elle leur assure de plus une identité dans une lignée de virtuoses, identité qui peut se substituer à cette identité d'aristocrate qui leur est impossible d’atteindre, et qui confirme simultanément qu'ils ne sauraient être confondus avec des ménétriers pratiquant une musique populaire de tradition orale.

C'est probablement dans la tradition populaire du chef d'œuvre (telle qu'illustrée dans le compagnonnage) qu'il faut entendre la position du virtuose, issu d'un autre milieu mais aussi d'une autre culture que l'aristocrate et disposant d'une identité concurrente. Les deux personnages emblématiques de ces deux appartenances se sont rencontrés. Danguy, le petit bourgeois virtuose, se produisit devant Marie Leszczynska, première dame de France mais interprète médiocre, et cette dernière, selon le duc de Luynes « parut s'en amuser beaucoup » 1 . Ce fut aussi le cas de Bâton le jeune ; à la fin d'un mémoire qu’il écrivit, on peut lire sous la plume de son éditeur que Bâton « a eu l'honneur d'en jouer le 20 juillet au dîner de la reine qui a trouvé cet instrument bien plus flatteur et bien plus agréable que les autres vielles. Le lendemain, 21, il a encore eu l'honneur d'en jouer devant Madame la Dauphine et Mesdames, pendant leur dîner et elles en ont été très satisfaites » 2 .

Nous nous attarderons un sur le cas de Danguy dont le rôle nous semble considérable. Il est professeur de vielle, probablement facteur (il aurait inventé un système de débrayage des bourdons 3 ). On connaît de lui quelques pièces écrites pour vielle qui n’ont jamais été publiées à l’époque 4 . Mais il est, avant tout, un virtuose admiré, une référence pour l'instrument. Terrasson nous le présente ainsi :

‘« Le Sieur Denguy fut le premier qui sortit la vielle de son ancienne sphère par rapport à l'exécution de la musique : il surprit d'abord tout le monde par une prodigieuse volubilité de main et par la délicatesse de son jeu qui fut également admiré à la Cour et à la ville. La réputation qu'il s'acquit dès lors dans l'art de jouer de la vielle, se soutient encore aujourd'hui avec le même éclat ; et il a répandu dans le Public quelques pièces par lesquelles on peut juger qu'il aurait pu composer avec succès pour son instrument, s'il s'était livré à la composition » 5 . ’

Comme nous le disions plus haut, il fut donc présenté à la reine :

‘« Danguy et Charpentier, fameux pour la vielle et la musette, s'étant trouvés ici par hasard, jouèrent devant la Reine presque pendant tout le souper ; la Reine parut s'en amuser beaucoup, et étant entrée après le souper dans le cabinet de Mme de Luynes, elle leur fit danser un menuet et dansa avec Mme la princesse de Conty, ne voulant être vue de personne 1  ». ’

Il réussit même à introduire la vielle à roue dans les représentations du Concert Spirituel. Constant Pierre 2 rappelle que Danguy (à la vielle) et Charpentier (à la musette) y accompagnent, en 1732, des Noëls de Michel Corrette : « Le 24 et 25, jour de la veille et fête de Noël […] on joua une suite d'airs des plus beaux Noëls du sieur Corrette, accompagnés de la musette et de la vielle des sieurs Charpentier et Danguy, dont l'exécution fut parfaite » 3 . En 1733, les mêmes jouent une « suite d'airs de Noëls et des symphonies pastorales ». En 1742 et 1743, ils auraient encore interprété, au Concert Spirituel, des Noëls entre les mouvements du motet Fugit nox de Boismortier. Toujours avec Charpentier à la musette, Danguy participe en 1733, à un des célèbres concerts de M. de la Popelinière, organisé à l'occasion du mariage de Mlle Bernard de Rieux avec le marquis de Mirepoix, concert alors dirigé par Rameau :

‘« Au milieu du souper, les sieurs Charpentier et Dangoy [Danguy], célèbres concertants, l'un sur la musette, l'autre sur la vielle, vinrent au milieu du fer à cheval exécuter des morceaux que Rameau avait composés exprès pour cette occasion » 4 .’

Danguy se produira même en province, ainsi à Lyon, le 25 octobre 1750, « Le sieur Danguy a joué de la vielle organisée » nous append un texte des Affiches cité par Vallas 5 .

Mais, c'est essentiellement la manière dont les compositeurs pour vielle font appel à Danguy qui nous intéresse ; nous y voyons à l'œuvre cette transformation du jeu et de l'interprétation qui bouleverse le statut de l'instrument, comme s'il « changeait de peau » en changeant de monde, en gagnant l'univers des « gens de qualité », mais par l'intermédiaire de bourgeois virtuoses.

Danguy (et les virtuoses) n'est pas seulement évoqué, il est surtout invoqué comme un faiseur de miracle qui transcende la vielle. L'instrument n'est plus truand ni instrument de gueux, la nouvelle vielle est arrivée, elle est autre, grâce au virtuose, conforme à sa renaissance dans le monde de l'aristocratie.

Ecoutons Dupuits 1 terminant un « avertissement » précédant la publication d'une sonate pour clavecin et vielle : "Je suis persuadé qu'en faisant attention aux moyens que je viens de donner, on sera obligé de rendre justice à l'effet de ces deux instruments, lorsqu'ils seront parfaitement unis entre eux, ce n'est qu'après plusieurs épreuves que j'ai faites avec Monsieur Danguy que je hasarde de présenter au public un ouvrage dont je souhaite qu'il goûte la nouveauté ». Tout se passe comme si Dupuits indiquait qu'il a obtenu une sorte d'imprimatur d'un Danguy qui règne en maître sur le monde de la vielle.

De façon similaire, Naudot dédicace son œuvre 17 à Monsieur Danguy Laisné avec la phrase suivante : « Je croirais manquer de reconnaissance, si je ne vous offrais un ouvrage qui vous doit le jour et sur lequel vous avez tant de droits : votre belle exécution, vos sons touchants, le goût que vous lui donnez en le jouant qui a ravi tous ceux qui vous ont entendu, sont autant de raisons pour vous l'offrir » 2 . Voici une forme d'offrande sur l'autel de Danguy, offrande dont Naudot indique qu'elle a déjà été sanctifiée par la bienveillance du grand homme.

Importance du virtuose ; comme le dit D'Aquin : « Je crois que la vielle sera à la mode tant qu'elle pourra se flatter d'avoir des Dangui : elle est admirable sous ses doigts 3  ». Ancelet, qui n'est pas tendre pour l’instrument fait cependant allégeance aux mérites de Danguy : « Je ne finirai pas cependant cet article, sans avouer bien sincèrement que j'admire le talent de Danguy, qui avec un Instrument aussi borné a trouvé les moyens de plaire 1  ».

Boismortier dédicace sa 77 e œuvre 2 , en des termes qui font allégeance au génie d'interprète du virtuose, ayant réussi à « transcender » l'instrument indigent :

Nous ne parlerons pas ici de Fanchon, parce qu'elle trouve plus tardivement sa place sur la scène parisienne 3 .

Notes
2.

LEPPERT, Richard D., Arcadia at Versailles, Amsterdam and Lisse, Swets et Zeitlinger, 1978, p.18. Rien ne vient confirmer que Chédeville ait été virtuose de vielle, comme l’affirme Leppert.

1.

TERRASSON, op . cit. p.102.

2.

GREEN, Robert A., The hurdy-gurdy in eighteenth century France, Indianapolis, Publications of the Early Music Institute, 1995, p14.

3.

MAILLARD, Jean Christophe, L'esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV, 1987, p.505.

1.

DUFOURCQ, Norbert, La musique à la cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et de Luynes (1681-1758), Paris, Picard, 1970, (février 1744).

2.

BATON, Charles, « Mémoire pour la vielle en d/la/ré, dans lequel on rend compte des raisons qui ont engagé à la faire », Mercure de France, octobre 1752, p.143/157, (voir page 157).

3.

Cette information est donnée par MAILLARD, Jean-Christophe, dans sa thèse L’esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV, 1987, p.677.

4.

Voir FUSTIER, Paul, « L'illustre Danguy : pièces pour la vielle manuscrites et imprimées », Béziers,Editions de la société de musicologie de Languedoc, 2004.

5.

TERRASSON, op . . cit. p.99.

1.

DUFOURCQ, op. cit. (février 1744).

2.

PIERRE Constant, Histoire du concert spirituel 1725-1790, Paris, Société française de Musicologie, Heugel, 1975, p.241/243.

3.

Mercure de France de décembre 1732, p.2909. Dans sa thèse (Michel Corrette, sa vie, son œuvre, Thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon II, 1989.), Yves Jaffres démontre que c'est le 2e concerto de Noël qui a été joué à cette occasion.

4.

Ce document signé Samuel Bernard est cité dans CUCUEL, Georges, La Pouplinière et la musique de chambre au XVIII e siècle, Paris, Librairie Fischbacher, 1913, p.314.

5.

VALLAS, Léon, Un siècle de musique et de théâtre à Lyon (1688/1789), Lyon, Masson, 1932. Fac simile : Genève, Minkoff, 1971, p.250.

1.

DUPUITS, Baptiste, Avertissement concernant les sonates écrites par l'auteur pour un clavecin et une vielle, Paris, 1741.

2.

NAUDOT, Dédicace de la XVIIe Œuvre, contenant six concerto en quatre parties pour les vielles, musettes …, Paris, [c.1737-1742].

3.

D’AQUIN cité par MAILLARD, 1996, op. cit. p.20.

1.

ANCELET, Observations sur la musique, les musiciens et les instruments, Amsterdam, 1757. Fac simile : Genève, Minkoff, 1984, p.32.

2.

BODIN de BOISMORTIER, Joseph,Dédicace de la 77 e œuvre, Contenant six suites pour une vièle, Musette, Flute ou Violon, Avec la basse, Paris, 1739.

3.

Le lecteur pourra se reporter au chapitre 7, section 7.4.