9.5. Conclusion

En début de ce chapitre, nous indiquions que l'on peut considérer que, dans les classes supérieures, trois groupes sociaux s'intéressent à la vielle : la noblesse parisienne, la noblesse de province et la noblesse de robe. Nous disions aussi que la vielle est un instrument surtout féminin, ce qui la rapproche du clavecin.

La première des aristocrates de sexe féminin est la reine de France. La place qu'elle fait à la vielle à roue nous a autorisé à la considérer comme le paradigme d'une première forme de transmission de l'instrument vers le monde des gens de qualité, la transmission aristocratique. Un deuxième organe de transmission est constitué par les virtuoses, dont le paradigme serait Danguy. Pour que leurs œuvres soient connues, les professionnels de la vielle ont besoin de faire allégeance aux représentants de ces deux catégories sociales qui seules ont le pouvoir d'administrer, d'abord à l'instrument et ensuite aux œuvres écrites pour lui, ce baptême qui vaudra reconnaissance sociale et mutation des représentations, prenant l'allure d'un adoubement.

Il y aurait donc deux voies pour la transmission permettant de distinguer deux types théoriques d'interprètes.

Une première voie est aristocratique, elle n'inclut pas obligatoirement une compétence musicale mais profite d'une supériorité d'essence, comme inscrite dans les quartiers de noblesse.

Lui correspond un interprète de premier type qui est un aristocrate (avec comme effigie la première dame de France, la Reine Marie Leszczynska). Pour parler comme Bourdieu 1 , nous dirions que la compétence n'est pas nécessairement requise, puisque l'œuvre (l'interprétation musicale) n'est pas considérée pour elle-même, mais en raison de ses conditions de production (le statut social de l'interprète). Tout se passe comme si la condition sociale était censée intervenir à la manière d'un facteur héréditaire, rendant « innée » l'aptitude à jouer de la musique 2 . Avec Rousseau réapparaîtra une théorie de l'inné, mais qui n'est plus héréditaire comme c’est le cas avec le modèle aristocratique ; la sensibilité et le génie dont il est possesseur font le musicien.

Une deuxième voie est bourgeoise, d'essence « vulgaire », mais suppose des capacités exceptionnelles chez l'instrumentiste virtuose. Lui correspond donc un interprète de deuxième type Il s'agit d'un petit bourgeois admiré pour des qualités qui tiennent peut-être à des prédispositions mais qui ont été cultivées par un travail acharné. On est dans l'anti-modèle de l'aristocratie ; pour continuer à parler comme Bourdieu, alors que dans un système nobiliaire la valeur d’une production dépend de la qualité de son auteur (facteur inné héréditaire), dans le système populaire, dont les virtuoses sont issus, le producteur est « fils de son œuvre », il est fabriqué par elle et tire sa valeur de celle-ci (facteur acquis et rôle de l'apprentissage).

  • 1° type : L'aristocrate

C’est un homme de cœur ou de génie

Il peut jouer une musique facile populaire et villageoise mais « baroquisée » (avec un passage plus ou moins marqué du rustique au champêtre).

  • 2° type : Le bourgeois virtuose

Tout au moins professionnel

Il peut jouer de la musique complexe selon l'esthétique baroque.

Il y aura donc deux types de transmission. Escoffier l'exprime parfaitement dans son analyse portant sur la musique au Puy en Velay 1 , et qui ne concerne pas la vielle mais l’ensemble des instruments de musique : «Au départ donc se distinguent deux modèles, l'un d'essence aristocratique mettant l'accent sur la naissance, sur le talent naturel pratiquement exempt d'enseignement et l'autre d'essence artisanale».

Dans la réalité (et non dans le modèle théorique), l'inné et l'acquis peuvent heureusement ne pas s'exclure. Terrasson 2 s'adressant à «Mademoiselle de…» écrit : «Vos valeureuses dispositions cultivées par les soins d'un excellent maître…». Peut-être faut-il le croire….

Reste à savoir si ce qui est ainsi transmis par deux chemins si différents est de même nature ou si, à l'inverse, s’élaborent deux conceptions de la vielle, deux utilisations de celle-ci, voire deux types de musique pour vielle.

Notes
1.

BOURDIEU, Pierre, La Distinction, Paris,Editons de Minuit, 1979.

2.

On comprendra que nous ne voulons pas dire que tous les aristocrates étaient de médiocres interprètes ; nous voulons seulement dire que le « sang bleu » est, dans l'idéologie, censé rendre inutile la compétence qui est alors facultative. D'où notre définition d'un pôle théorique extrême qui, bien sûr, n'exclut pas que dans la réalité un noble puisse être et noble et excellent interprète.

1.

ESCOFFIER, Georges, Entre appartenance et salariat : la condition sociale des musiciens en province au XVIII e siècle à travers l'exemple du Puy en Velay, Paris, Thèse EPHE, 1996, p.695.

2.

TERRASSON, Antoine, Dissertation historique sur la vielle. Où l'on examine l'origine et les progrès de cet instrument, Paris, 1741.