Cette tendresse est obtenue de deux manières. D'abord l'interprète peut multiplier les agréments réalisés sur le clavier à la main gauche ; nous y reviendrons dans un prochain chapitre 2 . Ensuite, de la main droite, l'interprète va faire varier la puissance sonore en tournant la roue plus ou moins rapidement. Nous verrons que, selon Boüin, le joueur se devra de tourner la roue « de façon pathétique et touchante » 3 . Certaines pièces musicales que nous qualifions d'arcadiennes (musettes, airs tendres, brunettes, airs désignés comme gracieux, lourés, affectueux) font appel à cette technique, ainsi que les largo, les mouvements lents ou graves des sonates, des concertos ou de certaines suites. 4 .
On peut donc, on doit donc, à l'époque baroque, ne pas se satisfaire seulement du « jeu brillant ». Il y a une esthétique de la vielle et un répertoire qui supposent une manière d’utiliser la roue et qui convient à l'expression de la tendresse, ou de la « sensibilité », pour demeurer dans l'univers sémantique de Rousseau.
Robert Green 1 remarque, à propos d'une œuvre de Caix d'Hervelois que, si cet auteur choisit la viole comme dessus, sans citer le violon comme instrument possible de remplacement, c'est parce qu'il est sensible à la différence de timbre entre les deux instruments (qui opposent le tendre et le brillant) et que son œuvre appelle le timbre de la viole. Il nous semble retrouver dans la vielle à roue, instrument décidément fort composite, une opposition comparable entre un timbre doux et tendre lorsque la roue est tournée pour faire varier la qualité et la puissance du son et un timbre brillant quand la roue est tournée en divisant rapidement le tour de roue de façon arithmétique.
Afin d'être plus précis dans l'analyse, nous allons développer certains points soulevés ici en nous appuyant sur un corpus formé de quatre méthodes pour vielle à roue publiées à l'époque du baroque tardif, prolongé par quelques textes techniques concernant l'instrument. Nous passerons sous silence les méthodes trop sommaires pour ce qui est de notre sujet.
Ce travail sera centré sur les conditions d'apparition du terme de goût (dans le sens de jouer « selon le goût »), pour désigner la manière d'actionner la roue. Nous verrons que l'expression « selon les règles » est souvent utilisée en opposition à l'expression « selon le goût ». Les considérations techniques que ces méthodes comportent mettent bien en évidence l'existence de deux façons de manier la roue/archet correspondant à deux styles de jeu et à deux répertoires différents 2 .
Voir le chapitre 15.
BOÜIN, François, La vielleuse habile ou nouvelle méthode courte, très facile et très sure pour apprendre à jouer de la vielle, Paris, 1761, p.3.
DUPUITS, Baptiste, Principes pour toucher de la vielle avec six sonates pour cet instrument, Paris, 1741, p.8.
GREEN, Robert, “Title pages of Eighteenth-century French Chamber Music as a guide to performance practice”, The Courant, 1, n°4, Oct. 1983, p.21/28.
Nous laissons de coté la question du doigté qui fera l'objet d'un chapitre particulier.