12.3.2. Le goût comme système gestionnaire global

Le goût (le bon goût) intervient, aussi, dans les mêmes méthodes pour vielle, comme valeur suprême, garante de l’interprétation, gestionnaire de celle-ci pour l’ensemble des pièces pour vielles qu’elles soient lentes ou qu’elles soient vives.

Cette remarque est banale, elle ne concerne pas seulement notre instrument. Nous avons précédemment 1 développé des considérations de même nature à propos de la musique baroque française, considérant que le terme de goût (au sens générique) était utilisé pour réconcilier musique champêtre et musique émancipée au nom d’une valeur qui leur était supérieure et qui les légitimait toutes deux, à la condition qu’elles s’y soumettent.

On dit encore actuellement que l'interprétation est affaire de goût, que le bon musicien est celui qui joue avec goût, (on dirait aussi, si l'on ne craint pas les formulations vieillottes ou rousseauistes avec âme ou sensibilité) et qu'il soumet la technique à cette entité mal définie, à vocation œcuménique, qui est hiérarchiquement supérieure aux règles et dont on attend qu'elle fasse l'unanimité. Notons que, toujours à notre époque, lorsque l'on veut imposer la supériorité d'un interprète sur un autre, malgré une virtuosité moins affirmée du premier, on invoquera la sensibilité ou le goût dont le premier fait preuve, en opposition au second, considéré alors plus comme un technicien accompli mais subalterne que comme un vrai musicien 2 . Le lecteur aura remarqué que ce concept (?) de « goût » est suffisamment mystérieux et mal commode pour entraîner spontanément l'usage d'autres termes « explicatifs » (nous avons par exemple repris à notre compte, dans ce chapitre et le précédent, les expressions rousseauistes d'âme et de sensibilité).

On pourrait dire aussi que le goût c'est la liberté ou que la subjectivité l'emporte alors sur la loi. Le musicien s'affranchit des règles au nom d'une valeur supérieure qui lui donne le pouvoir de gouverner la musique comme il le voudrait. Cet « au-delà des règles » s'impose pour les pièces lentes, tendres et gracieuses, mais intervient aussi comme valeur suprême concernant toute la musique écrite. Rousseau dirait que c’est une question de « génie ».

Dans la mesure où, dans une époque de monarchie absolue, l'aristocratie a presque tout pouvoir sur la musique, on ne sera pas étonné que des références subjectives, auxquelles renvoie le terme de goût, soient plus puissantes que les règles, et qu’elles aient eu toute facilité pour s'imposer, d’autant plus qu’elles pouvaient servir à légitimer le jeu de musiciens peu compétents mais de naissance noble.

Notes
1.

Chapitre 3, section 3.4 : L’œcuménisme en musique.

2.

Ainsi, il y a plusieurs années, cet argument était-il employé pour attaquer les violonistes japonais, perçus (conformément au mythe du péril jaune) comme des envahisseurs du marché européen. On pourra aussi se rapporter aux commentaires désagréables suscités par la méthode Suzuki.