14.2. L'instrument paysan

Nous avons fait état de deux usages de la vielle dans la période qui précède l'époque baroque. La vielle était principalement un instrument de mendiant 1 , mais elle était aussi, de façon moins marquée, un instrument d'animation des fêtes villageoises 2 . Rappelons ce qu'en dit Furetière, qui reste d'actualité à l'époque du baroque tardif, puisque le Dictionnaire de Trévoux se contente, en1752, de reprendre les mêmes formules. : « Instrument de musique pour réjouir les gens du peuple et dont jouent ordinairement les pauvres aveugles » 3 et plus loin : « Cet instrument est maintenant tombé dans le mépris » 4 . Ce premier usage de la vielle est rejoint par un deuxième, puisque, dans l'article suivant, le Dictionnaire de Trévoux indique que « les vielleurs vont jouer de porte en porte pour faire danser les servantes » 5 reprenant encore ce que l'on peut déjà lire sous la plume de Furetière : « les vielleurs vont jouer de porte en porte pour faire danser les servantes, les enfants, les paysans » 6 . Y parvenir suppose un tout autre style de jeu, nécessairement rapide et enlevé au lieu d'être lent et monotone comme le serait le jeu mendiant.

On remarquera aussi que la vielle n'est pas « naturellement » un instrument à faire danser. Etre un instrument à son bas et avoir comme archet une roue interdisant des attaques nettes, ne permet pas de marquer un rythme de façon audible et donc de soutenir correctement les pas qu'exécutent les danseurs.

Si la vielle est utilisée pour faire danser, c'est seulement à partir du moment où le mécanisme surajouté (chevalet mobile et corde trompette) transforme l'instrument mélodique à son bas en instrument composite à son haut.

Cette condition est nécessaire, mais insuffisante pour ce qui est de faire danser, que la vielle joue « mendiant » ou qu’elle joue « baroque ». En effet, le jeu mendiant, c'est à dire un grésillement continu qui ne s'interrompt pas ou peu, n'aide pas mieux les danseurs qu'une absence de bruitage du son. D’autre part, le jeu baroque n'est pas non plus très efficace ; en effet nous verrons plus loin que, pour ne pas couvrir le son de la mélodie, il cherche pour le moins à atténuer le timbre produit par le chevalet mobile. Autrement dit, la vielle ne s'exprimera pas avec suffisamment de puissance pour faire danser efficacement.

Comment donc le système trompette/chevalet mobile pouvait-il être réglé et joué, pour être efficace et utile aux danseurs ? Faute d'éléments probants, nous allons discuter l'hypothèse suivante : si ce système était programmé pour faire danser les villageois, il devait être assez proche de ce que l'on pourra observer à une époque plus récente, lorsqu'il exerce la même fonction dans les bals traditionnels.

En l'absence de documents, considérant que les mêmes causes produisent les mêmes effets, nous pouvons nous appuyer sur l'analyse des prestations de groupes jouant de la musique traditionnelle ou animant des « bals folks », pour dire quelques mots de la vielle à faire danser, très populaire en France dans les campagnes, au XIXe et même au début du XXe siècle, et que différents courants de musique traditionnelle font revivre de nos jours.

A ces époques, la vielle doit être comprise comme un instrument composite juxtaposant un instrument mélodique à son doux (comme dans le jeu mendiant et le jeu baroque) et un deuxième instrument, à son haut. Mais, grâce au « chien » (au chevalet mobile), ce dernier devient aussi une percussion. Il est alors susceptible de servir d'appui rythmique aux danseurs, de marquer le pas, prenant en quelque sorte une valeur pour ainsi dire, métronomique.

Il nous faut évoquer ici Georges Simon et Gaston Rivière, deux personnalités qui ont été probablement à l'origine d'une réappropriation de la vielle par de nouvelles générations après la guerre de 1940-1945. Ils ont tous deux tous deux organisé de nombreux stages fréquentés par des personnes généralement jeunes qui voulaient s’initier ou se perfectionner dans la pratique de la vielle. Georges Simon et Gaston Rivière ont centré leur enseignement sur le « coup de poignet », qu'ils vont, dans ce contexte, définir comme l'art de faire percuter le chevalet mobile, que l'on appelle alors le chien, sur la caisse de résonance 1 .

Bien que l'on parle ici de « détaché », il s'agit plutôt d'une percussion obligée. Comme le coup de poignet articule la totalité des notes, il perd une partie de sa fonction de différenciation, puisque le détaché ne devrait pouvoir exister qu'à l'intérieur d'un système langagier binaire qui l'opposerait au lié. Or le coup de poignet en musique traditionnelle jouée « à l'ancienne » accompagne en effet (ou accompagnait) sans exception chaque note émise : « il n'y a pas de petites notes qui n'ait son coup de poignet », écrivait Georges Simon 2 . « C'est elle (la main droite qui tourne la roue et donne les impulsions du coup de poignet) qui s'exprime, donne le style et qui doit détacher toutes les notes de la mélodie, quelle que soit leur place dans la mesure » déclarait, de son côté, Gaston Rivière 3 . Ces deux auteurs se conforment ainsi à une tradition plus ancienne. A propos d’un concours d’interprétation organisé en 1923 à Jenzat par le « pape » des facteurs de « vielle paysanne » (Joseph Pajot), Monsieur Mondière, considéré comme un joueur de vielle très confirmé, déclare : « Sur toutes les notes, vous faites un coup de poignet, le coup de poignet plus vous en faites, plus c’est joli » 4 .

Ainsi les vielleux traditionnels ont-ils pu développer un art du coup de poignet aux effets parfois spectaculaires. A partir d'une distinction entre le coup gras qui accompagne une note tout au long de sa durée et le coup maigre très sec qui accompagne seulement l'attaque de la note, des variations rythmiques sont proposées, un peu analogues, à notre sens, aux diminutions qui, à d'autres époques, permettaient d'enrichir la mélodie. Un jeu de percussion très élaboré vient se mêler à cette dernière 5 , encourageant une forme originale de virtuosité dans le coup de poignet au travers de laquelle se réalise une véritable mutation du langage de l'instrument. Ainsi, comme le rappelle Claude Flagel 1 , le vielleux d'autrefois qui intervenait dans les fêtes et les noces pouvait-il développer une compétence qui faisait de lui un excellent musicien, ce dont témoignent les collectages et enregistrements éffectués à partir des démonstrations réalisées par les derniers survivants de la vielle traditionnelle. Nous verrons que cet enrichissement particulier du jeu de la vielle est étranger aux traités de l'époque baroque qui interdisent notamment de donner plusieurs coups de poignet sur une même note longue.

Il est une raison pratique supplémentaire qui permet de comprendre que la vielle « paysanne » se soit ainsi perfectionnée comme percussion aux dépens de l'énoncé de la mélodie. Dans l'Europe du XIXe siècle puis du XXe siècle, la vielle est, dans les bals, associée à d'autres instruments, (cornemuse, violon, accordéon ou clarinette) qui déclinent la mélodie avec beaucoup plus de puissance que notre instrument. Faute de pouvoir être entendue avec suffisamment d’évidence comme instrument mélodique, la vielle pourra se présenter comme une percussion. C'est donc cette carte de remplacement qu'elle mettra en valeur 2 .

Nos contemporains utilisant la vielle comme instrument à danser rencontrent le même problème ; certains vont alors demander à une technicité de pointe qu'elle donne à la mélodie jouée par les chanterelles un surcroît de puissance. Ainsi Maurice Le Dantec 3 déplore que la vielle soit à peu près exclusivement utilisée par certains comme une percussion, comme si l'on avait renoncé à faire entendre les chanterelles toutes les fois qu'on la joue avec d'autres instruments. Il ne faudrait pas, pour remédier à cet état de fait, atténuer ces sons produits par le chevalet mobile qui rendent la mélodie peu audible, puisque la puissance sonore reste un objectif majeur. En revanche, grâce à l'électrification de l'instrument acoustique, à une sonorisation différentielle portant essentiellement sur les chanterelles, Le Dantec propose de rendre celles-ci plus puissantes ; il rééquilibre ainsi l'instrument en faisant de la vielle un instrument à haut son, homogène bien que composite 1 .

A côté de la vielle mendiante, dont la trompette produirait un grésillement continu, il existe avant et pendant la période baroque, une vielle paysanne servant à faire danser.

Nous proposons, pour ce qui est de cette dernière, l'hypothèse selon laquelle le jeu de la corde trompette se rapproche, à cette époque, et sans doute en moins virtuose 2 , du jeu traditionnel de la vielle en France, tel qu'il a été pratiqué (ou reconstitué) lors de certaines fêtes ou bals populaires. L'instrument est toujours composite, formé de chanterelles à son bas 3 qui formulent la mélodie et d'un chevalet mobile à son haut, le « chien », dont le « tapement » sur la table d'harmonie accompagne chaque note et prend le sens d'une percussion surajoutée susceptible d'aider les danseurs.

Notes
1.

Voir chapitre 5. : L’instrument truand

2.

Voir chapitre 4. : La vielle paysanne à l’orée du baroque et l’entrée en Arcadie.

3.

FURETIERE, Antoine, Dictionnaire universel, Paris, 1690, art. « Vielle », déjà cité chapitre5. : L’instrument truand, section 5.2.2.

4.

Ibid et Dictionnaire de Trévoux, 1752, art. « Vielle ».

5.

Dictionnaire de Trévoux, art. « Vielleur ».

6.

FURETIERE, Antoine, op. cit., art. « Vielleur », déjà cité chapitre 4, section 4.2.1. : La vielle avant la période baroque.

1.

Ce terme de « coup de poignet » est emprunté au vocabulaire de la vielle baroque. Mais, en ce qui concerne sa définition, nous verrons, dans la prochaine section de ce chapitre, que les auteurs baroques ont des formulations beaucoup plus ambiguës.

2.

SIMON, Georges, « Réglages du coup de poignet », Le chevalet mobile ou chien, Cahiers de Recherche, n°1, Paris, Conservatoire Georges Simon, 1982.

3.

RIVIERE, Gaston, Mémoires et souvenirs, AMTA Editeur, Riom, cité par HEINTZEN, Jean-François, « Bourbonnais, la plus récente des traditions », Vielle à roue territoires illimitées, (sous la direction de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p.54/69.

4.

Propos recueillis par CHASSAING, Jean-François, La vielle et les luthiers de Jenzat, Combronde, Aux Amoureux de Science, 1987, p.68.

5.

FUSTIER, Paul, pratique de la vielle à roue. Epoque baroque, Béziers,Editions de la société de musicologie de Languedoc, 2002. 2ème édition : Bron, Vielle baroque, 2006 p.32.

1.

FLAGEL, Claude, « J'ai ma vielle et mon bourdon », Vielle à roue, territoires illimités (sous la direction de Pierre Imbert), St Jouin de Milly, FAMDT éditions, 1996, p.72/90.

2.

L'intérêt pour le jeu du clavier, et donc pour la question du doigté, est récent dans l'univers des musiques dites traditionnelles. Notons, comme référence, la publication en 1988 par Laurent Bitaud d'un excellent ouvrage d'analyse et d'exercices, intitulé La vielle à roue, Doigtés et virtuosité, qui montre bien l'évolution des mentalités.

3.

LE DANTEC, Maurice, « Comment améliorer l'audition de la mélodie des vielles », Bulletin de l'association indépendante des vielleux cornemuseux du Bourbonnais et alentours, N°29, mai 2000, p.3/5.

1.

FUSTIER Paul, « Adoucir la vielle à l'époque baroque », Bulletin de l'association indépendante des vielleux cornemuseux du Bourbonnais et alentours, N°30, avril 2001, p.1/3.

2.

En moins sophistiqué, car les progrès de la lutherie, initiés par les grands luthiers baroques, ont permis, après-coup, la virtuosité rythmique dont font preuve certains vielleux.

3.

La question des bourdons sera évoquée ultérieurement.