14.3.1. La position extrémiste de Charles Bâton.

Dans son mémoire de 1752 1 , Bâton défend l'idée que la vielle ordinaire produit plus de bruits que de sons au point d'en devenir insupportable à l'oreille ; il propose alors de lui substituer une vielle nouvelle de conception, et une nouvelle façon d'en jouer ; grâce à cette métamorphose, elle deviendrait alors un instrument que l'auteur qualifie à plusieurs reprises de « brillant ».

Charles Bâton est un homme important. Il est le fils d'Henri, facteur de vielle considéré comme ayant révolutionné la lutherie de l'instrument, peut-être, en partie, devenue « baroque » grâce à lui. Il est, par ailleurs, un des trois virtuoses de la vielle, régulièrement cité, avec Ravet et derrière « l'illustre Danguy », par ses contemporains. La position sociale tenue par Charles du fait de cette compétence est reconnue par les plus importantes personnalités du royaume. Il nous l'indique lui-même dans les derniers paragraphes de son mémoire : il « a eu l'honneur d'en jouer [de sa nouvelle vielle en d/la/ré] le 20 juillet au dîner de la reine qui a trouvé cet instrument bien plus flatteur et bien plus agréable que les autres vielles. Le lendemain, 21, il a encore eu l'honneur d'en jouer devant madame la Dauphine et Mesdames pendant leur dîner et elles ont été très satisfaites ».

Pour justifier les transformations qu’il propose, Bâton s'appuie sur une critique virulente de la sonorité que produit l’ensemble chevalet mobile/corde trompette. « La trompette est un défaut essentiel et insoutenable qui n'a pris de crédit que parce qu'on y a attaché l'articulation. Mais cette articulation est aussi défectueuse que son principe en ce que la trompette de la vielle n'est occasionnée que par le frémissement d'un chevalet sur la table qui ne peut produire que du bruit. Or tout ce qui n'est que bruit ne peut point être admis en musique il faut du son. Si, par un événement accidentel, le chevalet du violon venait frémir sur la table, ne serait-il pas ridicule que l'on prit cela pour une articulation ? C'est cependant ce qu'on a fait à l'occasion de la vielle. Mais cette prétendue articulation qu'on a tirée jusqu'à présent de la trompette n'est à proprement parler qu'un cri borné et monotone » 1 .

Bâton exprime donc avec vigueur sa conviction que la tentative baroque pour transformer le bruitage continu produit par la trompette en un système d'articulation des notes, a échoué. L'objet sonore que produit la trompette ne participe pas à la formation d'un son sali, il reste encore trop proche d'un simple bruit, donc un élément de contremusique qui n'arriverait pas à être mis au service d'un projet musical, à trouver sa place à l'intérieur de la musique harmonieuse. Il demeure ce qu'il était, un bruit parasite ridicule dû à l'adoption stupide par les vielleux d'un défaut de fabrication.

Seule une très grande soumission de l'oreille à la coutume et à la tradition permettrait de comprendre pourquoi on tolère encore ce bruit : « Enfin, sur tous les instruments, le premier des avantages est d'en tirer un beau son ; c'est ce qui est impossible de faire avec les anciennes vielles, avec l'âcreté de la trompette ; et si elle n'y eut jamais existé, tel l'admet par l'habitude dans laquelle il a été élevé d'entendre ce bruit à l'instrument, qui s'en trouverait choqué, si on venait à l'y introduire et regarderait une pareille innovation comme ridicule. Ainsi le goût que peuvent avoir pour elle ses partisans, n'est-il qu'un préjugé que l'on doit sacrifier à la perfection du son » 2 .

Bâton énumère les arguments qui font de la trompette, au mieux un système défectueux d'articulation, au pire un simple bruit.

1) La trompette ne permet pas de distinguer de façon valable les notes à détacher et les notes à lier.

2) Le « cri monotone de la trompette est partout dans le vif comme dans le gracieux ; que partout il est le même et dans le même degré de force, n'étant pas possible de serrer ni lâcher à volonté la cheville qui le produit parce que la corde qui porte sur la roue ne serait plus d'accord » 3 . « Elle outre l'articulation » (quand il faudrait détacher les notes), « elle fait un frémissement insupportable » (quand il faudrait les lier)1.

3) L'articulation est exagérée : « En ne considérant même (pour se prêter au langage admis), la trompette que comme une articulation, on trouvera cette articulation trop forte, trop outrée et par delà les bornes de celle que doit recevoir le son en se produisant » 1 .

4) Les enflements du son deviennent impossibles : Bâton reproche à la trompette « de ne pouvoir filer et enfler un son sans qu'elle vienne à résonner lorsqu'il est à un certain degré de force et en changer en quelque sorte la nature par son bruit et à en étouffer la gradation ; ce qui prouve clairement qu'elle n'est pas une articulation vraie » 2 .

Bâton propose deux autres formes d'articulation qu'il juge plus convenables :

  • Le coup de doigt. « Tout instrument à touches détache de sa nature, et la vielle par conséquent Or le sautereau qui fend la corde forme un tact bien plus sec et bien plus marqué que ne peuvent faire les doigts sur les cordes du violon ou sur les trous de la flûte. D'où il s'ensuit que sur la vielle la première articulation doit partir du doigt » 3 .
  • Le coup de poignet ou articulation du poignet. « Si vous joigniez alors sur la vielle le coup de poignet au coup de doigt dont je viens de parler, l'articulation deviendra double et par conséquent trop forte : quoiqu'on le puisse plutôt faire sur la nouvelle vielle où le coup de poignet ne produit qu'une expression moelleuse, que sur la vielle à trompette où cela n'est pas supportable pour une oreille délicate » 4 .

Donc l'articulation par le « coup de doigt » peut ne pas suffire ; « les tons successifs paraissent moins articulés que les tons répétés par la liaison que les accords de cet instrument [Bâton fait ici allusion aux bourdons] répandent dans son harmonie. Il faut couper cette liaison par une articulation du poignet qui, jointe à celle du doigt, nous la rend au même degré que les autres instruments. Pour cet effet, il ne faut pas se borner aux quatre coups dans le tour de roue, il faut aller plus loin, on peut en faire jusqu'à douze distinctement et en allant encore par delà, on trouve des frémissements qui imitent les coups d'archet les plus fins » 5 .

Résumons la position exprimée par Charles Bâton :

La vibration du chevalet mobile sur la table d'harmonie entraîne un bruit insupportable aux oreilles des personnes de qualité. On devrait dire que ce bruit, issu de la contremusique, « sent » son gueux. Il faut donc supprimer le chevalet mobile.

Les vielleux, à l'oreille est bornée, assimilent ce bruit à une articulation. Or d'une part il n'en est pas une et d'autre part, si, malgré tout, on le considère comme telle, elle est outrée jusqu'au ridicule 1 (!).

Une articulation légère doit se réaliser avec le doigt, comme pour le clavecin.

Une articulation marquée s'obtient par adjonction d'un geste du poignet qui agit sur la vibration des chanterelles, mais sans mettre le chevalet mobile en mouvement, à moins qu'on ne le supprime purement et simplement.

Notes
1.

BATON, Charles, « Mémoire pour la vielle en d/la/ré, dans lequel on rend compte des raisons qui ont engagé à la faire », Mercure de France, octobre 1752, p.143/157.

1.

Ibid, p.143/144.

2.

Ibid, p.146/147.

3.

Ibid, p.146.

1.

Ibid, p.145.

2.

Ibid, p.146.

3.

Ibid, p.149.

4.

Ibid, p. 150.

5.

.Ibid, p.150/151.

1.

La juxtaposition des arguments utilisés, valables individuellement mais incompatibles entre eux rappelle la figure logique de « l'argument du chaudron » dont Freud nous apprend qu'il tire sa vérité d'un point aveugle à situer en deçà des expressions incompatibles entre elles. On pourrait penser ici que le point central d'où proviennent les arguments serait cette figure du gueux qu'il faut éradiquer par tous les moyens.