14.3.2. Repenser la fonction et la place du jeu de la trompette.

Nous verrons que les positions exprimées par les différents auteurs des méthodes pour vielle sont plus ambiguës que celles de Bâton, qui est le seul à s’exprimer de façon radicale en proposant, purement et simplement, de supprimer le jeu de la trompette. Pour tenter de les comprendre, le chercheur doit préalablement accepter l'idée que la sonorité de la vielle baroque puisse être très différente de la sonorité de la vielle paysanne des XIXe et XXe siècles à laquelle nos oreilles sont encore actuellement accoutumées.

Le contraire serait étonnant. Alors que l’instrument populaire fait danser dans les bals, l'instrument aristocratique est surtout conçu pour exécuter de la musique de chambre, principalement en duo ou trio avec un autre instrument du même type, avec ou sans basse continue. Certes, il s'agit souvent de suites de danses mais celles-ci sont jouées dans un salon et elles ne seront généralement pas dansées (à l'inverse de ce que l'on pourrait croire à la lumière de l'usage qui sera ultérieurement fait de la vielle en milieu villageois).

Notre corpus iconographique 1 formé de représentations de la vielle en milieu aristocratique ne comporte aucun document renvoyant directement à la pratique d'une danse d’aristocrate. Quand il y a danseurs, il s'agit de fictions : des nobles se font, par le déguisement, bergers dans des villages arcadiens, dansant alors des danses paysannes. En revanche, des personnes de qualité, interprétant en chambre des pièces avec la vielle, sont généralement peintes sous forme de portraits « au naturel » qui ne laissent pas place à la danse.

Nous ne connaissons que deux textes écrits mentionnant la danse noble en association avec la vielle. Il s'agit d'abord des Mémoires du duc de Luynes, qui y fait peut-être une allusion, mais avec une formulation trop ambiguë pour faire preuve : « Danguy et Charpentier, fameux pour la vielle et la musette, s'étant trouvé ici par hasard, jouèrent devant la reine presque pendant tout le souper ; la reine parut s'en amuser beaucoup, et étant entrée (après le souper) dans le cabinet de Mme de Luynes, elle leur fit danser un menuet » 2 . Peut-être faut-il seulement comprendre que pour que le spectacle soit complet, la reine a demandé aux deux virtuoses de danser devant le public formé par les invités de Marie Leszczynska, regardant sans participer au divertissement. Il s'agirait donc plutôt d'une « démonstration » que de l'improvisation d'un bal aristocratique.

En revanche, la première phrase écrite par Michel Corrette dans la préface de sa méthode pour vielle 3 est sans ambiguïté : « La vielle est un instrument à cordes, agréable, brillant, bon pour jouer seul et faire danser » ; il indiquera plus loin que le coup de poignet « fait sentir la cadence au danseur ». On considère que ce texte a été publié en 1783, époque où la vielle n'est déjà plusà la mode dans les milieux aristocratiques, et les exemples musicaux cités par l'auteur sont issus d'un « répertoire ancien, rebattu et simple […] ; tous ces airs sont déjà dans la mémoire des élèves éventuels » 4 , ils sont issus d'un répertoire populaire.

Il nous faut considérer que Corrette est un personnage à part, parmi ces musiciens qui veulent conforter la place de la vielle en milieu aristocratique. Jaffres 1 dit de sa méthode pour vielle « qu'elle s'attache à favoriser la pratique populaire de la musique. Il assume ce choix qui se trouve en parfaite conformité avec les options artistiques de toute sa carrière ». De plus, il faut prendre en considération que, dès les années 1730, Corrette développe un genre particulier, celui des Concertos comiques, qui sont joués à Paris, dans les Théâtres de la Foire, à l'occasion de pièces de théâtre qu'ils ont pour fonction d'égayer. Comme le souligne encore Yves Jaffres 2 , Corrette « se fait connaître au milieu de cette foule qui se presse au théâtre de la Foire Saint Germain ». Si, par certains côtés, Corrette est attiré par la musique qui plaît à l'aristocratie, il est aussi parti prenante d'une musique populaire qui s'épanouit dans les foires. Or, comme le remarque toujours Jaffres, en ce qui concerne ce deuxième aspect de la personnalité de Corrette, il faut avoir présent à l'esprit que ce dernier

‘« vivait avec des maîtres du ballet qui chorégraphiaient ses concertos comiques. Les rythmes des danses étaient donnés. Le musicien n'a pas eu besoin de chercher à complexifier ces aspects de son art. Cette pulsion rythmique contribue à asseoir la forme de toutes ses pièces. Il se montre à l'aise dans ces nombreux Tambourins où les basses martèlent la pulsation » 3 . « La plupart des concertos de Corrette avaient une destination chorégraphique dans le cadre des Théâtres de la Foire. Il ne convenait pas, dans ce contexte ludique de s'embarrasser d'harmonies complexes qui auraient ruiné le propos du compositeur et du maître de ballet » 4 . ’

Or, on notera que pas moins de 14 concertos comiques ou assimilés citent la vielle comme un des instruments de dessus que l'on peut utiliser 5 .

Le joueur de vielle exécutant les œuvres de Corrette aura à choisir entre deux interprétations. Lorsque la pièce est d'une esthétique populaire, lorsqu'elle a pu être écrite pour être dansée, elle se jouera vivement et il faudrait marquer le rythme pour les danseurs en développant un jeu de la trompette en percussion proche de celui que nous venons d'évoquer concernant l'instrument paysan 2 .

Mais ce même interprète peut rencontrer chez Corrette d'autres œuvres qui sont de musique de chambre, plus « aristocratisantes » et qui ne sont pas faites pour être dansées. On rangera dans cette catégorie les œuvres jouées dans le contexte évoqué par Marpurg 3 :

‘« Il [Corrette] a tous les samedis un concert dans sa maison avec plus de quarante personnes, qui est très suivi et où, de mon temps, avait l'habitude de venir très souvent l'ambassadeur napolitain, le prince d'Ardore 4 , un seigneur qui possède une habileté particulière au clavecin et qui aime vraiment la musique ». ’

L'interprète aura alors à choisir un jeu de la corde trompette plus conforme à celui que nous allons plus loin décrire et qui est utilisé, en musique baroque, comme une des modalités permettant de détacher certaines notes ou phrases mélodiques.

Si, hors le cas particulier et ambigu que manifeste l'œuvre de Michel Corrette, la vielle baroque est un instrument de chambre ou de salon, ses caractéristiques sonores seront évidemment autres que celles que réclame un instrument de plein air utilisé pour faire danser.

Et pourtant, la force du conditionnement de l'oreille à la sonorité de la vielle « traditionnelle », sonorité qui doit beaucoup à la puissance du chien et à son emploi spécifique, fera que, par exemple, le texte de Bâton pourra être fréquemment incompris.

On pourrait même penser que cette tentative extrême de Bâton pour purifier l’instrument en supprimant l'objet producteur de bruits indignes et misérables, tient, dans l’après-coup, du crime de lèse-majesté. Notre oreille associe absolument vielle et sonorité du chien comme pour en faire un tout indissociable, supprimer le chien serait détruire la vielle. Ainsi Briqueville 1 , en 1894 déjà, parle-t-il de « prospectus » pour désigner le mémoire de Bâton, avant d'indiquer que celui-ci remplace la trompette « par ce qu'il appelle une articulation spéciale, dont il fournit la description en termes tellement obscurs qu'il ne m'a pas été possible d'en saisir le sens ». Et pourtant, avons-nous vu, il s'agit tout simplement de se passer de la trompette en articulant avec le doigté (selon la technique utilisée au clavecin) ou par des à-coups dans le tour de roue non répercutés par un chevalet mobile 2 . Cette opinion de Briqueville a fait école et se trouve reprise par plusieurs auteurs. En revanche, Françoise Bois Poteur ne s'y trompe pas, qui déclare de façon lapidaire et probablement exacte : Bâton a « supprimé purement et simplement le chien » 3 .

Renforcerait encore l'idée que les problèmes soulevés par le chevalet mobile sont complexes, une remarque particulièrement intéressante de Robert Green 4 . Celui-ci indique que, contrairement à ce que la tradition donne à entendre, le terme « coup de poignet » a d'abord été utilisé par Etienne Loulié 5 , pour désigner le coup d'archet de base de la basse de viole, instrument absolument dépourvu de chevalet mobile. Green précise que, dans ce coup, le doigt du milieu de la main gauche appuie fortement sur l'archet comme pour rayer la corde ; la pression étant ensuite relâchée. L'articulation perçante qui précède le son est proche de ce que l'on peut entendre sur la vielle, alors qu'il n'est pas question ici d'un chevalet mobile mais du toucher de l'archet.

Notes
1.

Voir Annexe A.

2.

DUFOURCQ, Norbert, La musique à la cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et de Luynes (1681-1758), Paris, Picard, 1970, (février 1744).

3.

CORRETTE, Michel, La belle vielleuse, Méthode pour apprendre facilement à jouer de la vielle, Paris, 1783. Pour d’autres informations concernant cet ouvrage on pourra se reporter chapitre, 19, section 19.5. : La belle vielleuse de Michel Corrette.

4.

BOIS POTEURFrançoise, PISTONO, Nicole, La vielle à roue en France : Répertoire et mentalités, Bourg La Reine, Zurfluh, 1996, p.35.

1.

JAFFRES Yves, Michel Corrette, sa vie, son œuvre, Thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon II, 1989, p.191.

2.

Ibid, p.528.

3.

Ibid, p.519.

4.

Ibid, p.519.

5.

En voici la liste : le 2e L'Allure, le 3e Margoton, le 6e Le plaisir des dames, le 7e La servante au bon tabac, le 10e Ma mie Margo, le 11e La Tante Tourlourette et le plaisir d'être avec vous, le 12 e La Découpure, le13 e la Béquille du père Barnaba, le 14e La Choisy, le 21e Les Amours de Thérèse avec Colin, auxquels on ajoutera quatre autres concertos de la même veine : Le Berger fortuné, Les Récréations du Berger fortuné, Les Voyages du Berger fortuné aux Indes orientales et enfin L'Asne d'or.

2.

Voir plus haut, section 14.2. : L’instrument paysan.

3.

MARPURG F.W., Historich-kritiche Beitrage, Berlin, I, 1754/1754/1778. Cité par JAFFRES Yves, op. cit. p.598.

4.

Si l'on en croit Rousseau, le prince d'Ardore n'est pas seulement une personne de qualité, il est aussi un excellent musicien : « C'est par ce grand Art de préluder que brillent en France les excellents Organistes, tels que sont maintenant les Sieurs Calvière et Daquin, surpassés toutefois l'un et l'autre par M. le Prince d'Ardore, Ambassadeur de Naples, lequel, pour la vivacité de l'invention et la force de l'exécution, efface les plus illustres artistes, et fait à Paris l'admiration des connaisseurs » (Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile : Genève, Minkoff, 1998, art. « Préluder »).

1.

BRIQUEVILLE, Note sur la vielle, 1894, Paris, La flûte de Pan, 1980.

2.

Cependant, dans son ouvrage, Briqueville indique que lui-même joue certaines pièces baroques sur les seules chanterelles, c'est à dire sans trompette ni bourdons.

3.

BOIS POTEUR, Françoise, PISTONO, Nicole, La vielle à roue en France : Répertoire et mentalités, Bourg La Reine, Zurfluh, 1996, p.33.

4.

GREEN, Robert, The hurdy-gurdy in eighteenth century France, Indianapolis, Publications of the Early Music Institute, 1995, p.64.

5.

LOULIE, Etienne, Méthode pour apprendre à jouer de la viole, Paris, vers 1695.