CHAPITRE 15 : LE JEU DU CLAVIER ET LES AGREMENTS

15.1. La question du doigté

15.1.1. Vielle et clavecin

Sous Louis XV, le parallèle ou l'opposition entre vielle et clavecin nourrit l'argumentaire concernant le statut de la vielle reconnue ou déniée comme instrument de musique à part entière. Dupuits, maître de clavecin, va, dans la deuxième partie de sa vie, se reconvertir  et écrire une méthode pour vielle très complète, utilisant une compétence particulière due à sa connaissance du clavecin.

Quand Campion, sous le pseudonyme de l'abbé de Carbasus 1 , se moque de la vielle, il prête au Maître de vielle cette phrase qui la tourne en dérision en caricaturant sa prétention à vouloir rivaliser avec le clavecin :

‘« Il y a beaucoup de prudence aux personnes qui se destinent à la vielle, d'apprendre auparavant cinq ou six années à toucher le Clavecin… » 2 . ’

L'apprentissage du clavecin est donc humoristiquement réduit au statut de propédeutique pour l'apprentissage de la vielle. Il faut dire que la marquise, à qui le maître de vielle est censé s'adresser, a éprouvé précédemment le besoin de justifier ses capacités à apprendre le jeu de la vielle en faisant état de sa grande compétence de musicienne et de claveciniste :

‘« Je touche le clavecin ; j'exécute les pièces de Couperin ; je timbalise celles de Rameau dont j'ai le traité d'harmonie, avec la règle de l'octave de Campion. J'exécute et je transpose à livre ouvert, demi ton plus haut, demi ton plus bas ou autrement, toute sorte de musique française ou italienne ; je la double, je la triple. La composition m'est familière, je prélude pendant une heure, à trois, quatre parties, sur tel sujet de fugue, double fugue et contre fugue que l'on me donne » 1 .’

Venons en à une littérature plus sérieuse. Parlant du clavecin, Couperin écrit :

‘« Cet instrument a ses propriétés comme le violon a les siennes. Si le clavecin n'enfle point ses sons, si les battements redoublés sur une même note ne lui conviennent pas extrêmement, il a d'autres avantages qui sont la précision, la netteté le brillant et l'étendue. On devrait donc prendre un milieu, qui serait de pratiquer quelquefois la légèreté des sonates et d'éviter les morceaux lents qui s'y rencontrent dont les basses ne sont point faites pour y joindre les parties luthées et syncopées qui conviennent au clavecin » 2 . ’

Proposant une solution radicale au même problème, Touchy considère que les facteurs de clavecin devraient chercher à « donner au clavecin la propriété d'enfler et de diminuer le son » et il propose un prototype de clavecin modifié en ce sens grâce à « des ressorts, des pédales et des sourdines » 3 .

Il y a eu débat concernant les mérites comparés du clavecin et de la vielle. La roue, cette « âme de la vielle » a donné lieu à des essais de greffe sur les clavecins 4 , pour créer des instruments composites qui permettent que « l'on évite l'inconvénient des clavecins ordinaires qui est de rendre les sons sèchement, sans pouvoir ni les enfler, ni les diminuer ni les tenir » écrit le duc de Luynes, le 28 septembre 1753 1 . Le joueur de vielle, se plaçant en « position haute », va donc revendiquer sa « compétence » pour réaliser, dans le registre de la tendresse et grâce à la roue, tous les enflements du son et toutes les notes tenues que ce répertoire nécessite et que le clavecin ne saurait exécuter.

En revanche, le brillant est une qualité du clavecin, il permet un jeu virtuose, exécute les notes de façon claire et précise, sans inertie. La vielle qui a réputation d'être lente, monotone, fade, de ne rendre les notes qu'avec retard et de façon imprécise, montre alors son infériorité et se retrouve en « position basse ».

Résumons notre propos.

-Vielle et clavecin ont en commun d'être très présents dans l'univers musical de la société aristocratique sous Louis XV. Mais le clavecin a déjà gagné ces lettres de noblesse que la vielle revendique pour elle-même.

-Vielle et clavecin produisent tous deux des sons salis. Ils sont « très salis » en ce qui concerne la vielle en raison de l'intervention d'un chevalet mobile, et de défauts propres à l'instrument, mais ils le sont aussi quelque peu en ce qui concerne le clavecin en raison du « ferraillement » de l'instrument 2 .

-La vielle peut faire varier la puissance du son, ce que ne fait pas le clavecin. D'où l'importance d’une interprétation « sensible » et l’intérêt porté à un répertoire d'airs tendres 1 . Ceux-ci conviennent en effet aux modulations du son qui marquent, dans un esprit de rivalité, la « supériorité » de la vielle sur son concurrent.

-En revanche, le clavecin est naturellement brillant et rapide là où, dit-on, la vielle est fade et lente. Dans ce registre, la vielle ne peut pas revendiquer sa différence comme une supériorité. Il lui faudra chercher à « gagner » en brillant, à diminuer son inertie (ce à quoi s'attachent les luthiers) et à montrer qu'elle peut exécuter des airs rapides selon un jeu virtuose. A cet égard, quand le célèbre Danguy sera évoqué dans les écrits pour indiquer ce dont la vielle est capable, on louera sa volubilité, on évoquera, comme explication, un jeu de la main gauche exceptionnel, c'est à dire un jeu virtuose du clavier 2 . En somme, la vielle doit ici tenter de rejoindre le clavecin, l'égaler dans ses points forts en s'appropriant ses qualités autant que faire se peut. D'où l'importance primordiale de la question du doigté que nous allons maintenant traiter 3 .

Notes
1.

CARBASUS, abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739, 45 pages. On trouvera, en annexe C, une analyse détaillée de cet ouvrage truculent.

2.

Ibid, p.21.

1.

Ibid, p.12.

2.

COUPERIN, François, L'Art de toucher le clavecin, Paris, 1716.

3.

TOUCHY, « Sur un clavecin à transposition et qui a la propriété d'enfler et de diminuer le son », Mémoires d'acoustique et d'organologie musicales présentées à la Société Royale des Sciences de Montpellier à la fin du XVIII e siècle, (sous la direction de Roland GALTIER SAINT GENIES), éditions du Bérange, 1999, p.121/128.

4.

Voir chapitre 12 : le goût, la règle et la roue.

1.

LUYNES duc de, Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV (1735-1738), hg. Von L. Dussieux und E Soulié, 17 vol, Paris 1860-1865. Extraits recueillis par DUFOURQ, Norbert, La musique à la cour de Louis XIV et de Louis XV, d'après les mémoires de Sourches et de Luynes, (1681-1738), Paris, Picard, 1970.

2.

Certes les clavecinistes n'en conviennent pas toujours. Cependant, pour s'en persuader, il suffit de réentendre ces enregistrements de musique baroque réalisés, il y a quelques décennies, avec un grand orchestre symphonique et un clavecin substitué au piano pour faire « d'époque ». Du clavecin, dont la couleur sonore est perdue, on n'entend plus que le ferraillement.

Du reste, la remarque de Le Cerf de La Viéville (Comparaison de la musique italienne et de la musique française, Bruxelles,1704, 2e partie, 4e dialogue, p.104/105), se plaignant du fait que les gens de qualité se font « un honneur suprême », d'apprendre à accompagner au clavecin plutôt que de laisser ce travail à des professionnels, rejoindrait notre propos : « Se clouer trois ou quatre ans sur un clavecin, pour parvenir enfin à la gloire d'être membre d'un concert, d'être assis entre deux violons et une basse de violon de l'opéra, et de brocher, bien ou mal quelques accords qui ne seront entendus de personne, voilà leur noble ambition » (Texte cité par Yves Jaffres : Michel Corrette, sa vie, son œuvre, Thèse de doctorat, Université Lumière-Lyon II, 1989, tome I, p.173).

1.

Nous développons cette problématique dans notre chapitre 12 : Le goût, la règle et la roue.

2.

Et non pas, comme le dirait au XIXe ou en première partie du XXe siècle un vielleux formé à la musique traditionnelle, un jeu virtuose de la main droite qui actionne le chevalet mobile par l'intermédiaire de la corde trompette.

3.

Toutefois, le lecteur voudra bien se rappeler qu'il y a aussi une manière spécifique (mais contestée par les adversaires de l'instrument) d'atteindre le brillant à la vielle en utilisant une technique particulière dans le jeu de la roue (voir chapitre 12 et chapitre 14).