15.1.3. Mise en perspective

Cette question du doigté, qui place le clavecin dans la position d'un modèle à rejoindre, n'est pas réductible aux seuls effets d'une concurrence entre deux instruments qui se disputeraient la faveur des Grands à l'époque de Louis XV. C'est l'attention portée au doigté qui permet le phrasé, la respiration mélodique et finalement un maniement des notes écrites organisant la phrase, avec ces irrégularités dans le rythme qui mettent en scène les répétitions, les hésitations, les tensions ou ces moments apaisés pendant lesquels le chant se repose comme ayant atteint un sommet. Dire la phrase de façon dynamique, au lieu de la réciter mécaniquement, est essentiellement une affaire de doigté 1 . Le travail du doigté permet de proposer une interprétation qui ne soit pas « métronomique » ou « routinière » ; la question n'est plus de se soumettre à la valeur arithmétique de chaque note, ce qui créerait un continuum sans début ni fin, un éternel retour, correspondant du reste à la figure de la roue, mais d'introduire les scansions, une tension mélodique s'affranchissant d'un destin de répétition.

La virtuosité n'est que le point extrême qui permet à l'interprète de s'affranchir, en les maîtrisant, des contraintes de l'uniformité.

Il ne faut pas, non plus, oublier que le clavecin, au même titre que la vielle, ne sait pas, comme le fera ensuite le piano, moduler par le toucher l'intensité des sons. Le doigté devient donc, pour les deux instruments, la pierre de touche autorisant une interprétation qui, sortant de l'automaticité, propose une ligne mélodique en mouvement ou en évolution.

On voit que le doigté est un outil indispensable pour permettre à l'interprète de se conformer à ce principe de non-monotonie, dont nous avons dit ailleurs 2 qu'il était peut-être une des clés pour exécuter à la vielle un répertoire baroque « selon le goût ».

Nous touchons peut-être ici à une des distinctions principales par lesquelles se différencie d'une interprétation baroque cette musique traditionnelle à danser souvent désignée par ses interprètes comme étant « routinière ». La musique routinière se veut répétitive, construite comme une réitération circulaire, dans la régularité d'un éternel recommencement, comme une éternité qui se déploie sans début ni fin 3 . Du reste, dans l’apprentissage traditionnel, le « Maître » exécute « en boucles », de façon mécanique, l’air que l’élève veut apprendre. Ce dernier s’essaye à jouer de mémoire et en même temps que le maître, il s’interrompt devant une difficulté, reprend quelques instants plus tard, dans un mouvement incessant d’aller et retours

L'interprétation baroque est d’une autre nature. Elle se construit différemment, à partir d'un axe qui va de l'avant, qui vise une fin, elle suppose une dynamique, des articulations différenciées, des tensions, des tentatives de résolution, des variations dans la puissance comme dans la rapidité de l'enchaînement mélodique.

Soulignons le paradoxe : ce serait dans la mesure seulement où un travail approfondi et difficile se réalise à propos du doigté (comme le conseillent Boüin et Dupuits) que s'obtiendrait cette liberté interprétante dans les mouvements gais et rapides rencontrée dans la musique champêtre qu'il faut jouer de façon brillante, mais aussi dans ces airs lents ou plaintifs qu'il faut toujours savoir agrémenter.

Notes
1.

Participent aussi à cette interprétation dynamique les systèmes d'articulation des notes par le « coup de poignet », et notamment le coup de poignet de fantaisie décrit par Dupuits qui consiste à marquer certaines notes par le moyen de la roue, sans les détacher de façon systématique (voir chapitre 14).

2.

FUSTIER, Paul., Pratique de la vielle à roue. Epoque baroque, Béziers, S.M.L, 2002. 2ème édition : Bron, Vielle baroque, 2006, p.31/38.

3.

L'existence d'une roue, cet archet sans début ni fin, facilite la réalisation d'une esthétique « routinière ». Agit de même, à la vielle, une utilisation du chevalet mobile comme une percussion d'abord mise en place de façon parfaitement régulière et que la mélodie devra rejoindre en s'y soumettant. Il est vrai que nous décrivons ici la position traditionnelle des maîtres d'autrefois apprenant à des élèves à jouer de la vielle pour faire danser. De nos jours, l'interpénétration des influences a fortement assoupli le modèle auquel nous faisons allusion.