16.2.1.2. Les changements de tonalité et les dissonances.

A côté des attaques qui portent sur la sonorité, d'autres critiques insistent sur les limites que les bourdons imposent au compositeur en rendant fort restreintes les possibilités de changer de tonalité. La vielle baroque joue exclusivement en Do ou en Sol ce qui limite fortement son répertoire et les changements de tonalité en cours d'exécution d'une pièce musicale vont produire des effets dissonants. Ainsi Michel Corrette, qui professe des opinions à géométrie variable selon les circonstances, parlera pour désigner musette et vielle de « ces sortes d'instruments d'une modulation bornée [qui] gâtent l'oreille, n'étant jamais d'accord et sauvant toujours mal les dissonances » 4 .. Mais, à cette époque, en 1740, Corrette a déjà écrit de très nombreux ouvrages réservant une place de choix aux vielles et musettes 5 .

Parlant des dissonances que produit toute « modulation », l'auteur anonyme de la méthode pour vielle 6 considère « que cela ne peut guère être autrement, sans quoi le chant ne serait pas varié. Il faut passer cela aux défauts de l'instrument dont on ne peut éteindre le bourdon ». Carbasus (Campion) 1 s'en donne à cœur joie en feignant de défendre la vielle ; le Maître de vielle déclare : « Cependant, malgré le profit que nous procurons ainsi par nos conseils aux Maîtres de clavecin, nous en faisons des ingrats et des jaloux, qui, pour faire les censeurs, nous accusent de tomber souvent dans de fausses intonations et dans des discordances avec nos Bourdons ; mais heureusement, on n'est pas repris pour ce crime comme pour la fausse monnaie ». Plus loin dans le texte, la marquise, future élève du Maître de vielle, pointe le même défaut : l'instrument « contient des dessus discordants avec vos Basses, selon les règles de la musique ».

Que les bourdons interdisent au compositeur pour vielle de passer facilement d'un ton à un autre va probablement influer sur le répertoire écrit pour (ou joué sur) cet instrument, et cela, dans un sens qui intéresse directement notre problématique. Il faut évidemment rappeler que la musique à bourdons est caractéristique de la musique populaire et ne se rencontre que peu dans la musique savante, le plus souvent alors pour connoter le populaire.

Mais au-delà, l'habileté à « moduler », à passer d'un ton à un autre et à en tirer un effet particulier est une caractéristique essentielle de l'art du musicien savant et ce dès l'époque baroque. Citons Béatrice Didier : « Rameau insiste sur la valeur expressive de la modulation et classe les différents effets qu'elle peut produire en fonction de la façon plus ou moins "naturelle" dont elle procède. Passe-t-on de ut à sol ou à fa; sol étant un harmonique d'ut, et fa ayant pour harmonique ut, on ne crée pas un effet violent » 2 . Elle cite alors Rameau déclarant : « Tant que le même ton n'est entrelacé que dans son premier rapport, savoir celui qui s'y trouve imprimé par la nature, l'âme demeure toujours dans l'état tranquille où sa sympathie avec le corps sonore doit la tenir naturellement » 3 . En revanche, nous dit encore B. Didier, « si l'on fait des modulations plus éloignées et que l'on franchit "les bornes du corps sonore", que ce soit "sans en enfreindre les lois", alors on créera un effet violent » 4 . Et de citer à nouveau Rameau : « C'est à l'harmonie seulement qu'il appartient de remuer les passions, la mélodie ne tire sa force que de cette source, dont elle émane directement » 1 .

On voit que c'est, pour une part importante, en utilisant les changements de tonalité que le compositeur « savant » voudra faire naître chez l'auditeur les affects qu'il désire lui communiquer. La vielle ne le permet guère, sauf en ce qui concerne le passage du majeur au mineur. Le vielleux qui s’aimerait vielliste rejoindrait alors, de gré ou de force Rousseau qui pense, comme le souligne Béatrice Didier 2 , qu'il ne faut user que peu de la modulation : « Il faut chercher plutôt les effets dans un beau phrasé et dans les combinaisons mélodieuses que dans une harmonie recherchée et des changements de ton ». Nous avons vu, dans la première partie de ce travail que cette opinion de Rousseau fait partie d'un argumentaire en faveur d'une musique simple, mélodique avant d'être harmonique, et proche du quotidien. Il serait donc intéressant d’examiner le répertoire joué sur la vielle pour voir ce qu'il en est des changements de tonalité, chez ces compositeurs dont le souci a justement été de promouvoir celle-ci comme instrument noble, apte à jouer de la musique savante.

Notes
4.

CORRETTE, Michel, Méthode pour apprendre aisément à jouer de la flûte traversière avec des principes de musique et de brunettes à I et II parties, Paris, 1740, Avertissement.

5.

Nous citons, en note, chapitre 14, section 14.3.2 (Repenser la fonction et la place du jeu de la trompette), les 14 concertos comiques ou assimilés qui proposent une place pour la vielle. On peut dire que, compte non tenu de sa méthode pour vielle, la quasi totalité des œuvres de Corrette faisant appel à la musette ou à la vielle a été écrite avant 1740.

6.

ANONYME, Airs pour la vielle avec les principes généraux, BNF, Cons. Rés. 1177.

1.

CARBASUS, Abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739, p.21et p.42.

2.

DIDIER, Béatrice, La musique des lumières, Paris, PUF, 1985, p.31.

3.

RAMEAU, Jean Philippe, Code de musique pratique, Paris, 1760.

4.

DIDIER, op. cit. p.31.

1.

RAMEAU, Jean Philippe, Observations sur notre instinct pour la musique, Paris, 1754.

2.

DIDIER, op. cit. p.30.