16.2.2.2. La suppression.

Ce dernier propos de Flagel pose la question de l'existence même des bourdons. Si ceux-ci empêchent les variations tonales, il suffit de les supprimer et alors la vielle deviendra un instrument de dessus comparable aux autres et pourra jouer, sans dissonance, des pièces musicales qui changent de tonalité ou sont écrites dans un autre ton que Do ou Sol.

Cependant, rares sont les musiciens qui, pratiquant au cœur de l'époque baroque, envisagent de faire taire les bourdons. « On ne peut éteindre les bourdons » écrit cet auteur anonyme d'une méthode pour vielle à laquelle nous faisons référence 3 . Bordet est le seul auteur d'un traité qui prenne en compte cette possibilité, en indiquant que « si, cependant on voulait jouer sur ces instruments des airs qui modulassent dans d'autres tons, alors il faudrait supprimer ces cordes ou bourdons d'accompagnement » 4 . Mais cette solution n'enthousiasme pas Bordet, qui ajoute tout aussitôt : « ce qui, à la vérité, changerait la nature de ces instruments et leur ôterait la plus grande partie de leur agrément ». Par ailleurs la méthode écrite par notre auteur est généraliste. Elle ne traite pas exclusivement de la vielle et de la musette, mais aussi de la flûte traversière, du violon et du pardessus de viole, instruments de dessus qui sont dépourvus de bourdons.

Un seul autre texte fait, à notre connaissance, allusion à une certaine souplesse dans l'utilisation des bourdons. Il provient d'un numéro de l'Almanach musical de 1775.Jean-Christophe Maillard en fait état et considère que c'est l'interprète virtuose Danguy qui, sous le pseudonyme de D’Laine, est désigné dans la phrase qui suit : « [ses innovations auraient permis] d'écarter et de rapprocher par un mouvement très prompt le bourdon dont la monotonie fastidieuse était le plus grand défaut de la vielle » 1 . Danguy aurait donc introduit la possibilité d’alterner des phrases musicales avec et sans bourdons.

On trouvera sous la plume de Jean-Louis Jam une analyse très convaincante des raisons qui permettraient de comprendre pourquoi la vielle à roue baroque reste fidèle à ses bourdons malgré les limitations qu’ils imposent aux « modulations » que réclamerait une musique élaborée. Ecoutons Jean-Louis Jam parlant de la musette de cour : « Les instruments de la ruralité n’assument leur fonction emblématique qu’au prix d’un refus de tout perfectionnement technique qui pourrait affecter leur image symbolique et dénaturer leur caractère sonore » 2 . Illustrant ce propos, Jam oppose deux spécialistes de la musette. Martin Hotteterre introduit une amélioration technique incontestable de l’instrument en proposant un petit chalumeau supplémentaire ; Borjon de Scellery, auteur d’un célèbre ouvrage sur la musette s’oppose à cette initiative : « [Cet ajout] ne me parait pas assez naturel [souligné par nous] » 3 . Pour expliquer ce désaccord, Jean-Louis Jam met en opposition la posture artistique ou artisanale de musiciens comme Martin ou Jacques Hotteterre à « l’usage essentiellement idéologique de l a musette » 1 que propose Borjon.

Revenons à la vielle. L’analyse de Jam permet de comprendre que si les bourdons ne disparaissent pas à l’époque baroque ce n’est pas (ou pas seulement) pour des raisons musicales. Ils sont nécessaires car ils sont garants d’une atmosphère sonore rurale, ils évoquent ce socle villageois, cet éthos sur lequel se construit la musique baroque que nous avons nommée Arcadienne. Sans eux la vielle n’est plus l’instrument d’Apollon quand il se fait berger.

Notes
3.

ANONYME, Airs pour la vielle avec les principes généraux, BNF, Cons. Rés. 1177.

4.

BORDET, Méthode raisonnée. pour apprendre la musique d'une façon plus claire et plus précise à laquelle on joint l'étendue de la Flûte traversière, du Violon, du pardessus de Viole, de la Vielle et de la Musette. Paris, 1755, p.14.

1.

MAILLARD, Jean-Christophe, L'esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent, 1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV, 1987, p.677.

2.

JAM Jean-Louis : « Marsyas poli par la cour », Studies on Voltaire and the eighteenth century, 329, p.149/159, p.156.

3.

BORJON de SCELLERY, Pierre, Traité de la musette, 1672. Fac-simile : Genève, Minkoff, 1985,

1.

JAM, op.cit. p.157.