16.2.2.5. Les dissonances expressives.

Les dissonances entre chanterelles et bourdons peuvent aussi être recherchées par un auteur, qu'il s'agisse de vielle ou de musette, pour produire un effet particulier 5 . Nous allons en donner deux exemples.

Dans l'ouvrage de Hotteterre La Noce champêtre ou l'hymen pastoral 1 , principalement écrit pour musette, la pièce intitulée Le coucher alterne deux phrases musicales rapides et enlevées avec deux phrases musicales lentes et langoureuses. L'intention métaphorique est évidente. Or la première phrase rapide s'achève de manière spectaculaire par une blanche pointée qui est un fa dièse dont il est évident que l’auteur accentue la valeur puisqu'elle prépare l'entrée dans la deuxième phrase notée Lentement. On remarquera que ce fa dièse qui coexiste avec le sol d'un bourdon (la mouche), prend sa place au-dessus du do d'un autre bourdon, ce qui produit un triton qui, certainement, n'est pas de passage et signifie de façon marquée la volonté expressive de l'auteur, cherchant à formaliser les péripéties d'une nuit de noces. Par ailleurs cette pièce comporte des passages en Sol majeur et mineur (mesures 8 à 13) et en Fa majeur (mesures 19 à 21).

Donnons-en un deuxième exemple qui concerne la totalité d'une pièce de Dupuits intitulée La Désolée 2 et qu'il faut jouer « affectueusement, coupé et avec précipitation ». Si on l'interprète avec un instrument de dessus « habituel » (flûte, violon, hautbois), on s'aperçoit que la pièce est sans surprise et l'harmonie très consonante avec des dissonances de passage auxquelles nous sommes habitués. Il en va tout autrement si l'on utilise la vielle comme instrument de dessus. Doivent intervenir alors trois bourdons obligés, un do 3 en dessous de la mélodie jouée par deux chanterelles sonnant à vide en sol 3, un sol 2 , et enfin un do 2 . L'introduction de ces trois bourdons surajoutés produit une impression constante de dissonance avec une étonnante rugosité dans les heurts et les frottements entre notes. Robert Green, qui s'intéresse à cette pièce, le dit aussi : « Le passage donné en exemple [mesures 9 et 10] est considérablement plus dissonant que la musique le laisserait prévoir ; cela est dû à l'intervention caractéristique des bourdons » 3 . Cette ambiance assez violemment dissonante est peut-être significative de la manière dont Dupuits voudrait traduire la désolation.

On se souvient que Dupuits est un Maître de clavecin qui s'est aussi spécialisé dans la vielle, qu'il a écrit pour cet instrument un traité particulièrement complet et d'une haute technicité, qu'il a composé des œuvres non seulement pour vielle et pour basse continue mais aussi pour clavecin et vielle, à propos desquelles il indique avec beaucoup de précision les réglages qu'il faut opérer sur cet instrument, et notamment en ce qui concerne les bourdons.

On ne peut donc pas expliquer l'ambiance sonore particulière de La Désolée par quelque incompétence de l'auteur dans le domaine de l'harmonie. On ne peut pas non plus envisager que ce dernier ignore les caractéristiques idiomatiques de l'instrument. Il faut remarquer aussi que le morceau dont nous parlons est issu de l'œuvre V sous titrée : « Pièces de caractère pour vielle ». C'est donc bien en pensant à cet instrument que Dupuits l'écrit, et donc en insistant sur une de ses caractéristiques essentielles qui est justement la présence des bourdons ; en conformité avec l'habitude de l'époque, Dupuits n'envisage en effet nulle part dans son œuvre, théorique ou pratique, la possibilité d'utiliser la vielle sans ceux-ci.

Notes
5.

GREEN, Robert A., The hurdy-gurdy in eighteenth century, France, Indianapolis, Publications of the Early Music Institute, 1995, p.31/33 : “The passage given as ex is considerably more dissonant than it appears from the music itself due to the drones".

1.

HOTTETERRE, Jacques ou Jean, « Le Coucher », La noce champêtre. L'Hymen pastoral, Paris, 1722, p.30/31, Fac simile. : Genève, Minkoff, 1993. Certains attribuent cette œuvre à son frère Jacques qui a édité ses œuvres. Cette pièce est présentée dans l'annexe D : Dissonances et bourdons, exemple 2.

2.

DUPUITS, Jean-Baptiste, « La Désolée », Pièces de caractère pour vielle, Œuvre V, 1741. Cette pièce est présentée dans l'annexe D : Dissonances et bourdons , exemple 3.

3.

GREEN, Robert, A, “Eighteenth-century French chamber music for vielle”, Early music, vol. XV, n°4, nov.1987, p.472.