Les informations dont nous faisons état dans ce chapitre comme les interrogations soulevées appellent l'hypothèse selon laquelle la mutation baroque aurait entraîné une transformation radicale du rapport sonore entre les chanterelles et les bourdons.
La vielle est un instrument qui provient en droite ligne de l’époque médiévale, justement en partie à cause de ces bourdons qui sonnent « naturellement » dans l'univers de la modalité. Il y a peut-être alors choc culturel, affrontement entre deux mondes.
La vielle, et ses ancêtres organistrum et chifonie, étaient peut-être conçus pour jouer un air non pas au-dessus, mais à l'intérieur d'un espace sonore, comme lovée à l'intérieur de l'univers des accords consonants des bourdons, comme si ceux-ci étaient en quelque sorte le milieu nourricier de la mélodie proposée par les chanterelles.
Ceux qui ont eu l'occasion de jouer de la musique du XIIe siècle avec un instrument à roue adapté et dans une église romane, connaissent cette curieuse impression d'être soi-même contenu à l'intérieur d'un univers sonore, comme si l'église, à la manière d’un instrument de musique, fonctionnait comme une caisse de résonance, que la mélodie et le musicien mettaient en vibration de l'intérieur.
Les consonances médiévales dues aux bourdons (les quartes, quintes et octaves) entourent alors le musicien et donnent l'impression de descendre des voûtes après s'être enroulées autour des colonnes comme de la vigne vierge (faut-il y voir le sens de l'expression médiévale Vinola vox ?). Tout se passe comme s'il y avait quelque chose de vrai dans l'intuition propre au Moyen Age des correspondances (ici entre architecture et musique par l'intermédiaire de l'arithmétique). Ainsi pourrait-on comprendre cette impression d'être plongé dans un bain sonore ou un milieu nourricier ne permettant plus de différencier ce qui est du dehors de ce qui est du dedans 1 .
La vielle que joue le mendiant est d'une autre nature. Considérée globalement, elle est devenue un instrument à son haut qui se doit d'être bruyant pour attirer le public. Mais le rapport sonore entre ses constituants a peu changé : bourdons et chevalet mobile forment un bain sonore, à l'intérieur duquel le son des chanterelles s'entend certainement assez mal.
Mais, ces deux univers, l'univers médiéval de la musique sacrée et l'univers des mendiants, ne conviennent pas à l'époque baroque. Le premier « sent son gothique », on le perçoit comme archaïque, ayant produit des œuvres maintenant dépassées 2 . Le deuxième rappelle le gueux dont il faut exorciser l'image.
Et pourtant ces bourdons, que l'on penserait voués à la disparition, qui sont une persistance médiévale et qui condamnent l'instrument à n'user que de deux tonalités, persistent, sans conteste, dans le jeu baroque.
Nous pensons que c'est parce qu'ils ont changé de signification. Les bourdons vont occuper une place de basse continue sommaire. Même si c'est pour s'en moquer, Carbasus (c'est à dire Campion) pointe ce phénomène :
‘« Ces compositeurs et accompagnateurs toujours bouffis d'orgueil, se comparent aux architectes et ceux qui jouent des instruments à partie seule, à des manœuvres ; mais cela ne nous regarde point puisque la vielle possède toutes les parties pour un accompagnement continuel. S'ils étaient plus judicieux, ils avoueraient qu'ils ont obligation de la Basse continue à la vielle. Le mot de Basse continue est suffisamment énergique pour exprimer une Basse qui ne change point, c'est ce que la vielle accomplit parfaitement et sans foin » 2 . ’Des bourdons puissants, à l'intérieur desquels demeure la mélodie, ont laissé la place à des bourdons qui devront sonner doucement, accompagner seulement la mélodie en lui servant de soubassement, pour que les chanterelles, plus sonores, puissent imposer leur chant en position dominante.
On est donc entré dans l'univers de la musique « classique ». La mutation observée est peut-être parallèle à celle que l'on peut déjà remarquer dans la polyphonie de la Renaissance, quand elle est construite horizontalement. Dans le quatuor, la voix de soprano va s'imposer, elle devient virtuose, dominatrice et se fera l'interprète de ce qui est devenu la mélodie, aux dépends du cantus firmus, issu de la teneur médiévale. Plus tardivement, un phénomène analogue pourrait être observé concernant la vielle. Les chanterelles, qui sont la voix de dessus et déclinent la mélodie, occupent une grande partie de l'espace sonore ; la mélodie n'est plus enchâssée à l'intérieur des bourdons, elle s'impose et les domine.
Notons que René Zosso chanteur/vielleux et féru de musique médiévale aime dire qu'il ne s'accompagne pas avec sa vielle, mais qu'il chante à l'intérieur de celle-ci. On voit qu'il exprime alors un point de vue parallèle à celui que nous proposons ici.
Rappelons la phrase de Michel Corrette, en page 1 de sa méthode pour vielle, qui montre son mépris pour ce qui ne mériterait pas même le nom de musique. Il dit d'un air « sans grâce, sans goût [qu'il] ressemble plutôt à du plain-chant qu'à la musique ».
CARBASUS, Abbé de, Lettre de Monsieur l'abbé Carbasus à Monsieur D°°° auteur du « Temple du goust » sur la mode des instruments de musique, Paris, 1739, p.22.