Ce qu'on pourrait en dire résulte d'abord de l'analyse du contexte dans lequel s'emploie la vielle du gueux. Entre les mains du mendiant, l'instrument n'est pas joué à des fins musicales, sa fonction est essentiellement une fonction d'appel : encourager les âmes charitables à s'approcher, si possible en provoquant de la pitié, dans un climat d'inquiétante étrangeté. La vielle devient un instrument composite, (faut-il dire un amalgame ?), avec d'une part des chanterelles qui jouent la mélodie (à la manière d'un instrument à bas son) et d'autre part, se juxtaposant à la mélodie, ce son très particulier et très puissant produit par le grésillement ou le tapement du chevalet mobile sur la table d'harmonie (un instrument à haut son). Ce deuxième élément est aussi un son puisqu'on peut le définir comme un bruit intentionnel et fabriqué ; tout se passe donc comme si un bruit parasite avait été capté, amplifié, mis au service d'une fonction sociale, perdant, ce faisant, ses caractéristiques formelles de bruit parasite involontairement produit.
Il nous faut encore ajouter la présence des bourdons qui, eux aussi sonnent fort et se combinent avec le son de la trompette pour former un instrument à haut son lui-même composite et rappelant par certains côtés le tambour du Béarn (qui fait sonner, à la manière d'une percussion, un accord consonant toujours identique).
L'ensemble devait produire un son « bruité » et déséquilibré composé d'une mélodie peu audible et d'un bruitage sonore en provenance du chevalet mobile et des bourdons. Il nous faudrait alors considérer que la vielle mendiante relève plus de la « contremusique » que de la « musique harmonieuse » (sa fonction n'étant pas musicale mais d'appel ou de convocation). Dans un simulacre d'échange, le mendiant pourra malmener sur sa vielle une mélodie-prétexte. L'instrument s'y prête : on peut, sans rencontrer de difficulté technique particulières, égrener sur une vielle une mélodie très simple, à condition de sacrifier toute exigence musicale. Le bruitage comme les bruits parasites non intentionnels couvriront ce qui reste de mélodie.
Rassemblant les différentes remarques que nous avons faites jusqu'alors, nous pouvons proposer un modèle hypothétique de la vielle du gueux qui serait le suivant :
1) Elle est fabriquée en bois trouvé sur place et découpé en plaques épaisses. Elle est construite non par un luthier professionnel mais, par un menuisier reconverti ou par le vielleux lui-même 1 .
2) Elle se joue avec deux ou trois chanterelles, dont l'une est à l'octave en dessous de l'autre ou des deux autres. L'accord réalisé entre les deux ou trois chanterelles peut donner lieu à des battements rapides qui sont probablement dus plus à un défaut dans la justesse qu'à une volonté délibérée 2 .
3) Le vielleux utilise le système corde trompette/chevalet mobile en continu, produisant un grésillement perpétuel ce qui augmente de la puissance sonore globale de l’instrument.
4) Chanterelles, trompette et bourdons ont un très fort appui sur la roue afin, là aussi, d'augmenter la puissance, ce qui doit produire de nombreux bruits parasites et certainement nuire à la justesse.
5) Les limites de l'instrument, comme sa vocation qui est de provoquer de la pitié donnent une idée du répertoire 3 : des chants simples qui se traînent en longueur, monotones, joués sans phrasé, de façon routinière, certainement misérabilistes, devant évoquer une vie immobile et sans espoir, afin de mieux émouvoir les nantis 4 .
Même si les musiciens baroques l’ont pensé ainsi, il ne faudrait pas, pour autant, considérer qu’il n’y a, en tout état de cause, aucune valeur musicale à accorder au jeu mendiant. Il nous faut, en effet, distinguer deux formes de pratique mendiante ou dérivée.
Il y a d’abord ce que l’on appelle maintenant « faire la manche », démarche qui consiste à demander voire à exiger de l'argent sans aucune contrepartie (sauf le plaisir de se sentir généreux). Si une « sonorisation » est alors introduite par le mendiant, il ne peut s’agir que de contremusique sans intention esthétique. Il faut attirer, faire pitié ou inquiéter.
Mais il existe une autre pratique qui promeut l’échange. Le mendiant offre alors un produit en contrepartie de l’argent demandé. La production sonore est alors musicale, elle voudrait plaire, émouvoir, et représente une offre. Certes la transaction proposée est parfois totalement déséquilibrée, le produit musical peut être de si faible valeur qu’on ne le reconnaît pas comme tel (on se sent encore dans la contremusique) ; en revanche, la transaction est réussie quand on pense avoir entendu de la « vraie » musique (de la musique harmonieuse), ce qui entraîne l’impression d’être dans l’échange, d'avoir une dette, de devoir quelque chose pour « payer » la prestation, c’est à dire l’émotion musicale que l’on a ressentie. Nous avons fait, précédemment 1 , l’hypothèse que les petits savoyards développaient probablement dans les rues de Paris, une activité « viellistique » mixte tenant du concert de rue et de la mendicité.
Nous dirons donc que l’expression musicale lancinante empruntant souvent un mode de Ré ou un mode mineur, pourrait bien évoquer une éternité sans espoir et entrer en connivence avec la part dépressive de la personnalité de l’auditeur. La vielle, dans son déploiement sonore tout en longueur, saurait communiquer une atmosphère ou un ethos fait de mélancolie et de tristesse, coloré de nostalgie et de langueur. Baudelaire, adolescent, ne dira pas autre chose, lorsqu'il évoquera les vielles plaintives d'Auvergne : « Tout à l’heure je viens d’entendre
‘Dehors résonner doucementVoir les chapitres 10, 13 et 14.
Voir chapitre 11, section 11.1.3 : Lutherie comparée et effets sonores.
Voir les considérations de Terrasson et l'analyse que nous en proposons, chapitre 16, section 16.1.1 : Nombre de chanterelles et accord.
Voir chapitre 14, section 14.1.4. : Le jeu de la trompette et le gueux.
A moins que cela ne les « agace », ce dont témoigneraient ces textes polémiques que nous ne rappellerons pas ici, pour les avoir déjà cités fréquemment en plusieurs endroits de ce travail.
Voir chapitre 7, section 7.2.3. : Des Musiciens de rue.
BAUDELAIRE, Charles, Œuvres posthumes, Paris, Société du Mercure de France, 1908.