Nous avons précédemment consacré un chapitre à montrer à quel point la vielle à roue est un objet susceptible de provoquer la passion et de faire surgir l'irrationnel 1 . Le siècle de Louis XV se prononce avec excès pour ou contre l'instrument, avec des débordements métaphoriques dans le panégyrique comme dans la polémique. On trouve aujourd'hui encore trace de ces enflures dictées par l'affect, alors que la vielle à roue est à peu près tombée dans l'oubli dans le monde de la musique dite classique... Par exemple, les luthistes et les guitaristes d'aujourd'hui sont souvent persuadés que si l'on trouve si peu de luths baroques de nos jours, c'est qu'à l'époque baroque on en faisait des vielles. Ainsi a persisté dans une mémoire collective, l'idée, exprimée dans plusieurs textes du XVIIIe siècle, que la vielle monstrueuse voudrait détruire les autres instruments comme pour s'en nourrir. Or nous avons vu que cette impression ne correspond pas du tout à la réalité 2 .
Alors le chercheur est bien obligé de se demander s'il n'est pas lui-même entraîné par quelque feu passionnel, en quelque sorte intoxiqué par le mystère de la vielle. Certes, nous avons montré de façon, espérons-le, convaincante, qu'il y a au XVIIIe siècle, une entrée de la vielle dans le monde de la musique pratiquée par les personnes de qualité. Mais cet événement est-il vraiment important ou plus ou moins marginal ? Il nous faut tenter de lui donner une juste place.
Pour cela les chiffres sont utiles, qui disent une réalité sans les couleurs de l'affect. Nous allons en proposer quelques-uns qui permettront de donner quelques éléments de réponse concernant l'importance du phénomène vielle, sous le règne de Louis XV. Ils porteront sur l'analyse quantitative du répertoire baroque écrit pour la vielle à roue, un des critères de sa percée dans le monde de la musique savante.
Par ailleurs, une analyse du répertoire devrait permettre, au travers des titres choisis par les auteurs de comprendre de quel univers musical ils se réclament, les titres faisant, en quelque sorte, office d'affiches. Veulent-ils présenter l'œuvre au public comme étant de goût français ou de goût italien ? Arcadienne ou émancipée ? populaire ou savante ?
De plus, nous aurons à nous demander si les titres évoluent avec la datation de l'œuvre. Il s’agit de savoir si le répertoire reste identique aux différents moments de la période baroque ou si un nouveau type de pièces pour vielle tente de se substituer à l'ancien (par exemple un goût italien faisant une entrée plus tardive et se substituant partiellement au goût français).
La source des informations que nous utilisons en priorité se trouve principalement dans trois ouvrages fondamentaux pour notre travail. Le premier est d'Anik Devriès 1 , le deuxième de Robert Green 2 , le troisième de Jean Christophe Maillard 3 .
L'ouvrage d'Annick Devriès est consacré aux grands éditeurs et commerçants en partitions parisiens. Il propose des listes et des tableaux chiffrés portant sur le nombre de compositeurs et d'œuvres publiées et mises en vente avec des indications comme le nom des instruments utilisés, donc, entre autres, avec une mention possible « vielles et musettes ». Malheureusement le travail ne couvre pas la deuxième partie du XVIIIe siècle.
L'ouvrage de Green est consacré à la vielle à roue à l'époque baroque. Il ne donne pas d'indications statistiques sur l'ensemble des instruments différents utilisés. En revanche, il donne la liste de la quasi totalité des œuvres imprimées au XVIIIe siècle lorsqu'ils portent la mention vielle ou la mention vielle/musette.
La thèse de Jean Christophe Maillard est consacrée aux instruments à vent dans la musique française baroque. Elle est intéressante pour notre sujet à deux titres différents. D'abord elle met au travail les distinctions et les articulations existant entre musique savante et musique populaire, d'autre part l'auteur accorde une place importante à la musette de cour qu'il pratique lui-même avec virtuosité, et qui est, comme la vielle, un instrument à bourdons d'origine populaire. En revanche, son travail qui date de 1987 ne fait pas état de la totalité des documents que Robert Green a pu recenser en 1995.
Chapitre 6 : L'infiltration imaginaire.
Voir en 6.2.4. : Un monstre destructeur.
DEVRIES, Anik, Edition et commerce de la musique gravée à Paris dans la première moitié du XVIII e siècle, Genève, Minkoff, 1976.
GREEN, Robert A, The hurdy-gurdy in eighteenth century France, Indianapolis, Publications of the Early Music Institute, 1995.
MAILLARD, Jean Christophe, L'esprit pastoral et populaire dans la musique française baroque pour instruments à vent,1660-1760, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV , 1987.