18.4. L'instrumentation.

Nous référant toujours au répertoire dressé par Green, nous allons maintenant nous intéresser à l'instrumentation proposée par l'auteur dans son titre. Il s'agit de savoir, si l'œuvre est exclusivement destinée à la vielle, si elle l'est au couple « musette/vielle » instruments à bourdons connotés populaires ou agrestes, ou si la vielle est citée parmi d'autres dessus auxquels on pourrait la substituer ou qui pourraient se substituer à elle. C'est donc la question d'un idiome spécifique de l'instrument qui est alors posée.

Nous travaillons ici sur un échantillon de 117 publications utilisables pour notre objet, que nous avons classées ainsi :

I La vielle est le seul instrument cité ou le seul instrument mis en valeur dans le titre (gros caractères, caractères spéciaux…).

II Vielle et musettesont toutes deux mises en valeuret la vielle est citée en premier.

III La vielle est citée (sans indication typographique particulière) en tête d'une liste comprenant plusieurs dessus dont la musette qui est toujours citée en deuxième.

IV Vielle et musettesont toutes deux mises en valeuret la musette est citée en premier.

V La musette est citée (sans indication typographique particulière) en tête d'une liste comprenant plusieurs dessus dont la vielle qui est toujours citée en deuxième.

VI La vielle est citée comme un dessus possible au milieu d'une liste d'autres instruments de dessus.

Tableau 5
Tableau 5

Le tableau 5 montre que la vielle est peu fréquemment mentionnée comme seul instrument susceptible de jouer l'œuvre (variable I), dans 6 cas seulement (5% des cas). En revanche, la mention « musette/vielle », placée en tête d'une liste de plusieurs dessus (variable V), apparaît avec la fréquence la plus élevée (48 fois, correspondant à 41% des cas).

La mention « vielle/musette » (variable II) n'apparaît que 8 fois (7% des cas), ce qui indique la persistance relative d'une prédilection pour la musette, puisque, en revanche, la mention « musette/vielle » (variable IV) se rencontre 25 fois (dans 21% des cas). Parallèlement, Jean- Christophe Maillard 1 propose un graphique montrant que si vielle et musette sont l'objet de la publication de recueils en nombre égal, la musette est très majoritairement citée en premier instrument recommandé et la vielle très majoritairement en deuxième.

Tableau 6
Tableau 6

Nous proposons dans le tableau 6 un regroupement qui précise le sens des données obtenues.

Vient nettement en tête le regroupement des variables III et V, dans 62 cas (soit 53%).Les compositeurs listent plusieurs instruments dedessus possibles, mais désignent en tête « musette et vielle » ou « vielle et musette ».Cette préférence signifierait que « l'effet bourdon », qui est caractéristique de ces deux instruments, est effectivement recherché, même s’il n’est pas absolument indispensable. On pourrait, en effet, prendre aussi en compte un argument de nature économique et penser que si plusieurs instruments de dessus sont énumérés, bien que ne possédant pas de bourdons, ce serait peut-être seulement afin d'obtenir plus de ventes de l'œuvre considérée.

Le regroupement des variables I, II et IV vient en deuxième position avec 39 cas (33%). Ce regroupement est constitué par des compositeurs « puristes » qui, pour une œuvre déterminée, considèrent qu'elle doit seulement être interprétée par un des deux instruments à bourdons (ils ne citent alors que la vielle ou les couples vielle/musette et musette/vielle).

Le résultat obtenu pour la variable VI (16 soit 13% des cas), témoigne a contrario, par sa faiblesse, que les compositeurs recherchent bien « l'effet bourdon » et répugnent alors à mettre la vielle sur le même plan que les autres instruments sans bourdon. Bordet, auteur d'une méthode concernant cinq instruments, dont deux à bourdons (musette et vielle) et trois sans bourdon (par dessus de viole, flûte, violon), le dit d'une autre manière : il est toujours possible d'enlever les bourdons, mais alors cela changerait « la nature de ces instruments et leur ôterait la plus grande partie de leur agrément » 1 .

Première remarque. Nous pouvons donc dire qu'à l'époque baroque il est reconnu au couple « musette/vielle » une spécificité musicale. Probablement les compositeurs qui les désignent explicitement recherchent-ils à prendre en compte les effets particuliers dont les bourdons sont responsables et se situent-ils ainsi dans la lignée des musiciens champêtres. C’est peut-être le problème le plus important concernant la place de la vielle dans l’orchestre baroque qui est alors posé. Doit-elle jouer toutes les musiques, comme les autres instruments de dessus ou son emploi doit-il être réservé à l’évocation champêtre pour introduire un climat arcadien ?

Deuxième remarque. Dans le couple « vielle/musette », la place accordée à la musette est plus importante que celle accordée à la vielle. Cette préséance tient probablement en partie au fait que la reconnaissance de la musette par les milieux aristocratiques précède à peu près d'une génération la reconnaissance de la vielle, Maillard remarquant de façon complémentaire, que le déclin de la musette précède quelque peu celui de la vielle 2 .

Troisième remarque. Les compositeurs ne semblent pas prendre en compte la caractéristique idiomatique pourtant la plus spectaculaire de la vielle, à savoir le jeu de la trompette utilisant le « coup de poignet ». Rappelons en effet que la vielle est le seul instrument cité 3 dans seulement dans 5% des cas.

Notre graphique 6 permettrait de risquer une hypothèse concernant l'évolution de l'instrumentation pendant la période historique considérée. La production d'œuvres imprimées s'effondre vers 1745 pour disparaître presque totalement vers 1755. A regarder le point occupé par les trois courbes vers 1755 on observera que l'effondrement touche peu la variable regroupée I+II+IV qui désigne la citation unique de la vielle dans le titreou la mise en valeur affirmée de la vielle et de la musette quel que soit l'ordre de préséance. En revanche, la variable 6, déjà de faible importance numérique, diminue encore. Mais surtout, s'effondre de façon nette la variable regroupée III+V qui désigne les titres citant musette ou vielle en tête d'une liste comprenant divers instruments de dessus.

Restons prudent ; on peut seulement affirmer que cet ensemble de résultats serait compatible avec l'hypothèse suivante : aux alentours de 1745, la vielle, qui commence à être passée de mode, n'est plus citée comme un instrument parmi d'autres, mêlée à ceux-ci (variable VI). Parallèlement, elle n'est plus guère placée en tête de liste (variable III), sortpartagé par la musette (variable V). En revanche, la vielle résiste mieux quand elle est seule citée (variable I), ou particulièrement mise en valeur dans le titre de l'œuvre (variable II), ce qui est vrai aussi pour la musette (variable IV). Ainsi pourrait-on penser que les compositeurs qui valorisent explicitement vielle et musette dans les années 1745 ne le font plus parce que ces deux instruments sont à la mode mais bien parce qu'ils permettent de créer un climat sonore particulier grâce à l'emploi des bourdons.

Cette hypothèse reste bien fragile. Elle s'appuie sur des résultats chiffrés obtenus entre 1740 et 1745. Or on doit considérer que Dupuits des Bricettes, grand spécialiste de la vielle, publie dans la seule année 1741, 9 œuvres pour vielle, infléchissant à lui seul et de façon considérable, le relevé statistique.

Notes
1.

MAILLARD, op. cit. p.840.

1.

BORDET, Méthode raisonnée. pour apprendre la musique d'une façon plus claire et plus précise à laquelle on joint l'étendue de la Flûte traversière, du Violon, du pardessus de Viole, de la Vielle et de la Musette Paris, 1755, p. 14.

2.

Voir chapitre 4. section 4.4. : La musette et la vielle dans la fête champêtre aristocratique.

3.

Nous montrons dans notre chapitre 14 : La trompette de la vielle et l'articulation du poignet,toute l'ambivalence que provoque le jeu de la trompette à l'époque baroque.