18.5. L'appellation des recueils d'œuvres

Notre commentaire statistique du répertoire pour vielle présenté par Robert Green nous a conduit à une analyse de l'appellation qu'un auteur donne des œuvres qu'il propose.

Pour obtenir un corpus utilisable statistiquement nous avons réalisé les opérations suivantes :

-Suppression des appellations trop peu fréquentes pour constituer une variable utilisable (par exemple les Noëls), ou ambiguës (par exemple le terme sonatille serait à classer comme appellation italianisante si le suffixe en ille n'évoquait pas le style français galant).

-Regroupement de certaines appellations qui relèvent du même ensemble significatif.

Nous avons ainsi regroupé les appellations concerto et sonate au titre d'appellations italianisantes.

De même nous avons regroupé les appellations duo galant, concert champêtre, pastorale, gentillesse, badinerie, amusement, divertissement sous le titre de style galant, évoquant des musiques qui se présentent comme simples, sans prétention affichée, servant seulement de distraction, et s’affirment proches du populaire, essentiellement du villageois.

Seront donc retenues comme variables dans le tableau 7 les appellations suivantes :

-1- La suite de danses caractéristique de la tradition française.

-2- Les recueils d'airs et/ou de danses qui en principe ne sont pas organisés en suites.

-3- le style galant, de goût français mais avec une connotation particulière.

-4- Les appellations italianisantes (sonates et concertos).

Tableau 7
Tableau 7

Il va de soi que ce travail n'est pas démonstratif. On sait bien que l'appellation choisie par un compositeur ne correspond pas toujours à ce qu'une analyse de l'œuvre mettrait en évidence. On peut cependant penser que, par l'appellation qu'il donne au recueil qu'il compose, l'auteur fait allégeance, il revendique pour ses œuvres une appartenance ou une filiation à un courant de pensée, une mode, un style de vie, une esthétique et il s'affirme ainsi dans un des camps qui nourrissent les conflits culturels de l'époque.

Les résultats obtenus, dont nous faisons état dans le tableau 7, indiquent seulement que les quatre variables retenues ont chacune une importance significative.

On remarquera surtout que les compositeurs vont éprouver le besoin dans 30 cas (20% des cas) de bien indiquer que le recueil désigné contient de la musique de style galant. Rappelons que les termes utilisés dans les titres sont alors : badineries, amusements, babioles, fête ou ballet champêtre, pastorales, gentillesses, duos galants. Rappelons aussi que le style galant renvoie à trois caractéristiques. D’abord l’œuvre est simple à jouer et peut convenir aux amateurs, elle est sans prétention de sérieux, elle veut amuser et ne pas ennuyer. Elle est, d'autre part, censée être proche ou issue d'une musique villageoise que pourraient pratiquer les bergers d'Arcadie. Elle est enfin un instrument de séduction et de dialogue amoureux.

Tableau 8
Tableau 8

Nous avons condensé les trois premières variables de notre tableau 7 en une seule variable que nous nommons Goût français dans notre tableau 8. Cette transformation permet une première approximation du poids social qu'occupe l'appellation italianisante (52 recueils soit 35% des cas). Or la musique italienne est réputée complexe, réservée à des professionnels ou à de solides amateurs et ne craignant pas de faire appel à la virtuosité. Elle est aussi réputée abstraite, n'ayant pas besoin de s'appuyer sur des réalités externes pour en réaliser une imitation picturale ; cette musique est émancipée, elle ne dit que la musique sans être au service de la thématique arcadienne. Elle est en opposition à une musique française qu’il faudrait qualifier de simple, champêtre et picturale ou narrative (dans notre échantillon, 95 recueils soit 65% des cas).

Il y a donc plus d'un tiers des publications dont l’appellation emprunte à la musique italienne ou en est dérivé. Il faudrait donc bien considérer l'existence de deux répertoires destinés à un instrument comme la vielle, du moins si le contenu des œuvres correspond bien à ce que l'auteur met en avant dans la page de titre présentant l'œuvre, ce qui n’est que partiellement exact.

Ces deux répertoires désignés coexistent-ils de façon équilibrée durant la période ou triomphe la vielle ? Faut-il, à l'inverse, considérer que l'élément diachronique est important, que la vielle, destinée au départ à un répertoire de goût français, se voit attribuer par la suite un nouveau répertoire plus italien qui se juxtapose à l'ancien ?

Graphique 7
Graphique 7

Le graphique 7, qui regroupe les publications par ensembles de deux années est tout à fait significatif. Les deux sous populations (partitions dont l'appellation évoque le goût français et partitions à l'appellation italianisante) évoluent dans le même sens du début à la fin de la période considérée. L'hypothèse d'une arrivée différée d'un nouveau répertoire italianisant n'est pas confirmée.

Graphique 8
Graphique 8

Une représentation plus détaillée (graphique 8) réintroduisant les 4 variables mentionnées plus haut et montrant leur évolution chronologique (à partir d'ensembles de 4 années) n'est guère significative. On remarquera cependant que le répertoire présumé italianisant (titré concerto ou sonate) ferait l'objet d'un intérêt particulier dans une période centrée vers l'année 1738, d'une montée en puissance extrêmement forte et rapide, plus marquée que celle constatée en ce qui concerne le répertoire plus français (dans l'appellation).

Tableau 9
ANNEES A B C D
1726/29 2 6 33% 2%
1730/33 6 23 26% 5%
1734/37 16 33 49% 12%
1738/41 13 34 38% 10%
1742/45 3 8 38% 2%
1746/49 7 18 39% 5%
1750/1753 2 4 50% 2%
1754/57 0 1 0% 1%
1758/61 0 2 0% 0%
1762/65 0 1 0% 0%
Total 49 130    

La lecture du tableau 9 nous apportera plus de précisions.

-.La colonne A indique le nombre de publications désignées par une appellation italianisante présentées de manière chronologique, par ensembles de 4 années consécutives.

-.La colonne B indique le nombre total de publications (appellations italiennes et françaises), présentées de manière chronologique, par ensembles de 4 années consécutives.

-.La colonne C : présente le calcul du pourcentage existant entre le nombre de publications dont l'appellation est italianisante et le nombre total de publications (appellation italienne et goût français mêlés) pour chaque ensemble de 4 années consécutives regroupées.

-.La colonne D présente le calcul de pourcentage existant entre le nombre de publications d'appellation italianisante et le nombre total de publications (appellation italienne et goût français mêlés) concernant la durée totale envisagée (allant de 1726 à 1765), soit 130 publications (total de la colonne B).

Tableau 10
ANNEES A' B' C' D'
1726/29 4 6 67 3
1730/33 17 23 74 13
1734/37 17 33 52 13
1738/41 21 34 62 16
1742/45 5 8 63 4
1746/49 11 18 61 8
1750/1753 2 4 50 2
1754/57 1 1 100 1
1758/61 2 2 100 2
1762/65 1 1 100 1
Total 81 130    

Le tableau 10 est complémentaire du tableau 9.

-.La colonne A' indique le nombre de publications désignées par une appellation de goût français, présentées de manière chronologique, par ensembles de 4 années consécutives.

-.La colonne B' indique le nombre total de publications (appellation italienne et goût français), présentées de manière chronologique, par ensembles de 4 années consécutives.

-.La colonne C' : présente le calcul du pourcentage existant entre le nombre de publications dont l'appellation est de goût français et le nombre total de publications (appellation italienne et goût français mêlés) pour chaque ensemble de 4 années consécutives regroupées.

-.La colonne D' présente le calcul de pourcentage existant entre le nombre de publications d'appellation française et le nombre total de publications (appellation italienne et goût français mêlés) concernant la durée totale envisagée (allant de 1726 à 1765), soit 130 publications (total de la colonne B').

Comparons les tableaux 9 et 10. La période faste, pendant laquelle on publie le maximum d'œuvres citant la vielle à roue, s'étend entre 1734 et 1742. Pendant cette période, les partitions que nous disons d'appellation italianisante réalisent une percée relativement spectaculaire. Elles constituent 22% (12%+10%) de la totalité du répertoire publié entre 1726 et 1765 (voir colonne D). Pendant la même période, les partitions, dites de goût français, (voir colonne D') forment un ensemble de 29% (13%+16%). Certes, il y a toujours plus de partitions françaises que de partitions italiennes publiées mais la tendance s'inverserait, si l'on relativise les chiffres. Revenons à la colonne A : sur 49 partitions italianisantes publiées entre 1726 et 1765, il y en a 29 (16+13) qui sont publiées entre 1734 et 1741, soit 59 % du répertoire italianisant publié. Il s'agit bien d'une poussée de ce répertoire pendant la brève période considérée puisqu'à envisager ce qu'il en est du répertoire de goût français, on remarque que sur 81 partitions de ce type publiées entre 1726 et 1765, il y en a 38 (17+21) qui sont publiées entre 1734 et 1741, soit 46 % du répertoire de goût français publié.

En dehors de cette période, c'est à dire entre 1726 et 1734 et entre 1743 et 1766, les partitions italianisantes ne constituent que 41% de ce même répertoire (voir colonne A), alors que les partitions de goût français en constituent 54 % (voir colonne A').

On peut donc considérer, mais seulement à partir des critères discriminants que nous avons choisis au départ et à la condition de penser que la manière de nommer son œuvre est, pour son auteur, au moins significative d’une allégeance pour un des deux goûts concurrents (italien et français) 1

-1- Qu'il y a bien deux répertoires écrits pour vielle : un répertoire majoritaire que nous avons dit « de goût français » et un répertoire d’ « appellation italianisante » formant une minorité conséquente.

-2- Que ces deux répertoires donnent lieu à publications sur toute la période où sont éditées des œuvres citant la vielle.

-3-Qu'entre 1734 et 1742, alors que les œuvres publiées sont les plus nombreuses, et que cet intérêt pour la vielle profite aux deux répertoires, la percée réalisée par le répertoire d’appellation italienne est relativement plus forte que celle réalisée par le répertoire dit français. Cet engouement pour l'italien, dont profite la vielle mais qui touche l’ensemble de la vie musicale, ne se constituera comme une nouvelle chance donnée à notre instrument et n’empêchera pas le désintérêt progressif dont il sera victime.

Notes
1.

Les œuvres étant souvent composites et mêlant les deux goûts.