20.2.2.1. Le paradoxe des deux airs pour vielle.

Le « second acte » des Fastes de la grande et ancienne Mxnxstrxndxsx, nous intéresse spécialement en raisons des deux airs de vielle (Les vielleux et les gueux), qui en font partie.

Il ne semble pas que ces deux airs de vielle relèvent exactement de la même problématique que celle dont nous parlions plus haut. De quoi s'agit-il ? Si Couperin publie ces deux pièces pour être jouées au clavecin, c'est pour procurer du plaisir à l'interprète et à l'auditeur qui doivent pouvoir pour le moins les apprécier. Mais, de façon antagonique, il s'agit de ridiculiser la ménestrandise, en utilisant la vielle comme exemple d'une absence absolue de sens musical chez les ménétriers ; les deux airs se doivent d'être alors musicalement dérisoires, joués de façon dérisoire, sur un instrument dérisoire. Il s'agirait donc de faire du laid pour faire du beau ou d'intéresser l'auditeur avec de l'inintéressant. Il faudrait supposer alors une absence d'écart entre le signifié vielle et sa transcription sur le clavecin qui devrait reproduire le plus fidèlement possible tous les défauts de la vielle. On voit le paradoxe qui se manifeste alors : plus le clavecin dupliquera fidèlement les airs joués à la vielle, plus il respectera son « programme », plus il fera du laid, mais alors ni l'auditeur ni l'interprète n'y trouveront leur compte.

Le génie de Couperin lui permet de réintroduire l'écart et de maintenir ensemble les deux éléments du paradoxe. Il va falloir nous interroger sur le pourquoi de cette réussite, puis sur le comment de celle-ci.

Pourquoi Couperin réussit-il à faire aimer ce qu'il est censé ridiculiser ? Citons Beaussant : « Lugubre et misérable, leur air de vielle a des accents lamentables ; mais point de méchanceté chez Couperin, jamais : je ne sais quelle amertume [souligné par nous] qui nous fait bien comprendre que ces vielleux sont bien semblables aux indigents pathétiques que peint Georges de la Tour. Cette musique est triste, même lorsque, dans le second air de Vielle, elle prétend s'animer » 1 . Citron écrit de son côté : « Couperin ressent pour ses jongleurs et vielleux la même tendresse fascinée [souligné par nous] que Hugo pour le grouillement de la Cour des Miracles » 2 .

Ces intuitions, en provenance de deux auteurs très proches de Couperin et certainement en communication « intime » avec sa musique, pourraient bien enrichir l'hypothèse que nous développions précédemment 3 . Ce n'est pas sans culpabilité, sans un certain malaise (je ne sais quelle amertume) que Couperin rejette la Ménestrandise, « berceau musical » de sa famille, dans son identification au musicien de cour. Il peut attaquer son passé familial, mais il ne s'en détache pas facilement ; celui-ci fait retour et sous l'agression vient alors se loger la tendresse fascinée ; en quelque sorte « sous les pavés la plage ». La grande valeur esthétique des deux pièces musicales est, à notre avis, la conséquence de cette situation : la destructivité évidente (au premier niveau) est prise dans la nostalgie des origines (au deuxième niveau) 1 . Il fallait un Couperin pour mettre autant de sensibilité dans ces deux airs pour vielle. Il y fallait non seulement son génie mais aussi l'existence chez lui d'une sensibilité particulière à la question généalogique, cette tension entre deux filiations (famille naturelle et famille idéale) que nous avons tenté d'analyser dans notre chapitre 8.

Notes
1.

BEAUSSANT, Philippe, Couperin, Paris, Fayard, 1980, p.413.

2.

CITRON, Pierre, Couperin, Paris, Le Seuil, p.101.

3.

Chapitre 8. Section 8.3. : François Couperin et l’axe généalogique.

1.

Comme le remarque Philippe Beaussant, Georges de la Tour réussit aussi ce tour de force dans ses tableaux qui nous montrent des gueux vielleux. De notre point de vue, le clin d'œil de la connivence est peut-être alors à trouver dans la facture somptueuse des instruments de musique que montre le peintre, telle qu'il serait étonnant qu'on la rencontre chez des mendiants.