20.2.2.2. Comment se crée l'écart.

Tenter de dire le Pourquoi ne suffit pas ; reste à comprendre le Comment. Comment Couperin s'y prend-il pour façonner cet objet musical ? Nous allons effectuer des comparaisons rendues possibles grâce à l'existence de deux transcriptions pour la vielle des deux airs de Couperin, dans des recueils un peu postérieurs, datant de l'époque où la vielle est à la mode.

Il s'agit d'abord d'une méthode anonyme pour vielle, historiquement la première de l'époque baroque, éditée par Ballard en 1732 2 . Le texte musical des deux airs, repris pages 28 et 29 de cette méthode, est identique, sauf une mesure oubliée (?) et une autre répétée dans le premier air pour vielle, et un passage à l'octave rendu nécessaire par l'ambitus réduit de l'instrument dans le deuxième air,

Ballard (ed), Pièces choisies pour la vièle à l'usage des commençants, p.28/29.

Il s'agit ensuite du Livre de vielle de Madame de Vibraye, qu'elle a probablement constitué entre 1730 et 1740 1 . Le texte musical concerné, que l'on trouve à la page 49 du manuscrit, est semblable à celui de Couperin, sauf le passage à l'octave déjà observé dans la version de Ballard.

Madame de Vibraye : Livre de vielle (P. 49).

Revenons à Couperin. Il a voulu introduire un écart entre la vielle (les airs sont « de vielle ») et le clavecin (les pièces sont écrites « pour clavecin »). Nous allons nous interroger sur les caractéristiques qui produisent cet écart.

1) D'abord le tempo. Nous en avons fait l'expérience : si l'on fait jouer à des vielleux (pour qui cela ne pose pas de problème technique particulier) les deux airs de vielle de Couperin, on s'aperçoit qu'ils les jouent spontanément plus lentement que tous les clavecinistes connus de nous qui ont enregistré cette œuvre. Or nous savons que les détracteurs de la vielle à l'époque baroque reprochent à celle-ci sa lenteur monotone qui ennuie et assoupit l'auditeur. Pour le clavecin, c'est tout l'inverse. Couperin lui-même nous le confirme dans son analyse des caractéristiques du clavecin : il importe « d'éviter les morceauxlents qui s'y [dans les sonates] rencontrent » 1 . Le « brillant » du clavecin est en partie donné par la rapidité d'exécution qu'il autorise.

2) Par ailleurs, le texte de Couperin est surchargé d'indications d'agréments ; on en compte 53 qui sont explicitement désignés dans ces deux pièces comprenant 175 notes mélodiques au total. Rien de plus normal : on sait l'importance, partagée à l'époque baroque, que Couperin accorde aux agréments dont il explique l'exécution, et de façon fort précise, dans son Premier Livre. On peut aussi lire sous sa plume : « il faut conserver une liaison parfaite dans ce qu'on y exécute, que tous les agréments soient bien précis, que ceux qui sont composés de battements soient faits bien également, et par une gradation imperceptible » 2 .

Nous avons vu que ce foisonnement des agréments, propre à la période baroque, se retrouvera dans le jeu « noble » de la vielle à roue, sous la pression de certains virtuoses et de certains professeurs ou auteurs de méthodes pour l'instrument. Mais, ce n'est pas encore le cas au moment où Couperin écrit Les Fastes.

On peut être plus précis. Les deux ouvrages qui reprennent, au profit de l'instrument vielle, les deux airs auxquels nous nous intéressons, manifestent une politique des agréments éloignée de celle de Couperin Les agréments sont nettement moins nombreux et ils sont surtout indifférenciés, négligemment indiqués par le signe passe-partout (+). Bien que beaucoup plus sommaires que la partition signée par Couperin, le texte de Ballard et le manuscrit de Mme de Vibraye laissent cependant sentir une amorce de baroquisation. On peut supposer que le véritable jeu d'authentiques gueux, auquel Couperin fait allusion, serait encore moins, ou pas du tout, agrémenté.

Couperin Ballard Vibraye
Nombre de notes écrites composant les 2 airs de vielle 175 181 184
Nombres d'agréments écrits ou désignés 53 (30%) 17 (9%) 18 (10%)
Nombre d'agréments non précisés (sous forme de + ) 0 8 9
Tremblements 21 0 0
Pincés 21 0 0
Ports de voix 7 9 7
Tours de gosier 1 0 0
Coulés de tierce 3 0 2

3) La précédente remarque ne s'applique pas aux ports de voix. Il y en a à peu près autant dans les trois textes et même 2 de plus chez Ballard que chez Couperin. Ce n'est probablement pas le fait du hasard, sans doute cet agrément convient-il bien au jeu de la vielle et il faut du reste le considérer comme d'origine populaire 1 .

Pourquoi ? A l'époque de Couperin, vielle et clavecin sont deux instruments pour ainsi dire contradictoires. Au niveau social le premier est un instrument de gueux, l'autre d'aristocrates. Il en est de même sur le plan musical ; les qualités du clavecin sont, d'après Couperin, la précision, la netteté, le brillant et l'étendue. En regard, la vielle est d'un jeu laborieux, les sautereaux réagissent avec une forte inertie, qu'il s'agisse de toucher les cordes chanterelles ou de les quitter. Certes, les facteurs de l'époque baroque travailleront à atténuer ces défauts, mais, en 1717 (date de parution des Fastes), le temps n'en était pas encore venu.

Or le port de voix, contrairement aux tremblements et aux agréments qui en sont dérivés, ne comporte pas de battements. Il convient donc techniquement à la vielle. Par ailleurs, il participe à l’esthétique sonore propre à l’instrument : comme il fait attendre la note écrite tout en créant souvent, avec les bourdons, une dissonance avant une résolution, il participe à « l'alanguissement de la mélodie », du moins si on l'exécute, comme le propose Boüin, « d'une manière caressante et plaintive » 2 .

4) Rappelons enfin les deux différences majeures qui opposent, par essence, les deux instruments 3 . D'abord la vielle ne parvient pas « naturellement » à s'arrêter de produire des sons ; la roue entraîne un mouvement perpétuel concrétisé par le son continu des bourdons, qui ne saurait s’arrêter pour cause de silence, sous peine de créer le vide sonore, à moins qu’on y remédie par artifice. A l'inverse, le clavecin permet la suspension, la reprise, l'articulation des membres de phrases mélodiques avec une grande souplesse. Toutefois le clavecin ne saurait tenir longtemps une note qu'il lui faudra alors répéter, ce qui est un problème que la vielle ignore, puisque sa roue/archet délivre les sons de façon continue.

Ensuite, toute qualité ou défaut ayant son revers, le clavecin n'enfle pas ses sons, ce qui est, selon Couperin, son principal désavantage au regard de l'importance des enflements et des notes longues dans la musique baroque jouée sur les instruments à archet ou à vent. A l'inverse, la vielle réalise les enflements que l'on voudra, puisque l'on meut la roue plus ou moins rapidement selon l'effet que l'on souhaite produire.

On constate que Couperin joue sur l'écart, voire les contradictions dans la production du son, qui existent entre l'instrument signifié, la vielle, et l'instrument signifiant, le clavecin. Il se donne ainsi le choix des armes pour tourner explicitement en dérision la maladresse du vielleux, et par là le ridicule des ménétriers, tout en proposant, cependant et malgré tout, une musique de qualité.

En effet « amertume », « tendresse fascinée », nostalgie peut-être, ne sont pas loin qui entraînent Couperin à manifester son ironie sur un fond de connivence, dans une complicité qui reconnaît la valeur de ce dont il se moque.

Le choix des mélodies le montre ; elles sont belles, un peu tristes, à caractère dépressif si on les joue lentement sur une vielle. Le montre aussi l'utilisation d'une imitation des bourdons à la main gauche du clavecin, selon la consonance médiévale, quinte, quarte, octave, qui est normalement celle des bourdons de la vielle.

Notes
2.

BALLARD, Jean Baptiste (éd.), Pièces choisies pour la vielle à l'usage des commençants, Paris, Ballard, 1732, p.28/29.

1.

VIBRAYE, Madame de, Livre de vielle, p.49.

1.

COUPERIN, François, L'Art de toucher le clavecin, Paris, 1717, ed. Breikopf et Hartel, Wiesbaden, 1933/1961, p.22.

2.

COUPERIN, François, L'Art de toucher le clavecin, Paris, 1717, ed. Breikopf et Hartel, Wiesbaden, 1933/1961, p.33.

1.

MAILLARD, Jean-Christophe, « Imaginer la musique du peuple et les traditions orales au XVIIIe siècle », Analyse musicale, 4e trimestre 2001, p.4/19, p.17.

2.

BOÜIN, La vielleuse habile ou nouvelle méthode courte, très facile et très sure pour apprendre à jouer de la vielle, Œuvre III°, Paris, 1761, p.4.

3.

Voir chapitre 15, section 15.1.1.  : Vielle et clavecin.