20.3. Conclusion

Nous nous sommes intéressé dans ce chapitre à un répertoire particulier faisant appel à la vielle, au vielleux ou au vielleur comme pour attirer l'attention sur les spécificités de l'instrument et engager l'interprète à jouer « dans le goût de vielle ». Si nous retenons les pièces faisant mention de celle-ci, et, de plus, écrites pour cet instrument, nous avons répertorié dix pièces que nous avons classées en six catégories : pièce atypique (1 cas), la vielle des gueux (0 cas), la vielle pesante (3 cas),la vielle nonchalante (2 cas), la vielle sautillante (3 cas), la vielle brillante (1 cas).Ces catégories sont choisies a priori, à partir d'hypothèses inspirées par notre travail. Elles nous ont effectivement permis d'opérer tant bien que mal un classement. Mais le plus intéressant n'est pas dans le résultat, il est dans l'analyse de la raison pour laquelle ce travail de classification a été difficile, nous donnant parfois, pour tout dire, une impression d'arbitraire. Ainsi, avons-nous pensé pouvoir classer dans la catégorie vielle pesante des pièces proches, par structure, de la gavotte, piècesque l'on attendrait, pour cette raison, répertoriées dans la catégorie vielle sautillante.

Notre posture était ici une posture d’interprète et il apparaissait qu'une même pièce pouvait être rendue de façons très différentes. Nous identifiant ensuite à l'auteur, nous avions à sélectionner quelle serait la manière de jouer le morceau, dont on pourrait penser qu'elle était voulue par le compositeur. Mais justement, dans ce répertoire, l'interprète a beaucoup de liberté, c'est lui qui retiendra le pesant ou le sautillant, le brillant ou le tendre, c'est lui, qui façonnera le morceau selon son goût, jusqu'à pouvoir transformer presque totalement son esthétique ; il nous parait possible de réaliser des interprétations peu compatibles entre elles de la même pièce, l'écriture ne nous l'interdisant pas.

C'est très exactement cette liberté dans l'interprétation, qui ferait d'une mélodie un objet malléable 1 , et donc dépourvu d'une identité musicale claire, que Rousseau reproche avec cette véhémence et cette passion qu’il manifeste quand il s’exprime au sujet de la musique française, c’est à dire à partir de 1745. Ecoutons-le :

‘« Toute l'expression de la Musique Françoise, dans le genre Pathétique, consiste dans les Sons traînés, renforcés, glapissants, et dans une telle lenteur de mouvement, que tout sentiment de la mesure y soit effacé. De-là vient que les François croient que tout ce qui est lent est Pathétique, et que tout ce qui est Pathétique doit être lent. Ils ont même des Airs qui deviennent gais et badins, ou tendres et Pathétiques, selon qu'on les chante vite ou lentement. Tel est un Air si connu dans tout Paris, auquel on donne le premier caractère sur ces paroles : Il y a trente ans que mon cotillon traîne, etc. et le second sur celles-ci : Quoi, vous partez sans que rien vous arrête, etc. C'est l'avantage de la Mélodie Françoise ; elle sert à tout ce qu'on veut. Fiet avis, et, cum volet, arbor » 2 .

Naturellement, la position de Rousseau ne vaut que si l'auteur d’une pièce musicale maintient une incertitude quant à l’interprétation. Ce n’est pas le cas de François Couperin qui s’exprime d’une toute autre manière :

‘«Ainsi, n'ayant point imaginé de signes ou caractères pour communiquer nos idées particulières, nous tâchons d'y remédier en marquant au commencement de nos pièces, par quelques mots comme Tendrement, Vivement, etc., à peu près ce que nous voudrions faire entendre » 1 .’

Les pièces dans le goût de vielle que nous répertorions sont dépourvues de ces quelques mots qui donneraient à l'interprète des indications pour l'interprétation, ce qui renforce, en ce qui les concerne, l'avis émis par Rousseau. Font seulement exception la pièce d'Aubert indiquée « gayment »et un des airs de la Cantatille de Le Menu de Saint Philibert marqué « Air lent ».

Soyons plus précis. L’interprète dispose de trois agents de transformation du texte mélodique :

-1) Le tempo . Il n'y a pas d'indication de vitesse dans les partitions étudiées.

Accélérer transformera une pièce pesante en une pièce sautillante, une pièce sautillante en une pièce brillante et ralentir une pièce sautillante pourrait en faire une pièce pesante ou une pièce nonchalante, selon le maniement des deux autres agents de transformation auquel se livrera l'interprète. Pour ce qui est du tempo, le joueur de vielle dispose de la même liberté que les joueurs d'autres instruments, lorsque le compositeur ne fixe aucun cadre. On apprécie, à l'époque baroque, cette volubilité de la main gauche (celle qui actionne le clavier) qui fait les virtuoses.

-2) L'agrémentation. C'est aussi une question qui concerne tous les instrumentistes baroques. Nous en avons parlé ailleurs 2 . Les morceaux écrits pour vielle que nous transcrivons sont tous pauvres en signes d'agréments. Le signe (+)est, sauf exception, le seul utilisé, il est censé indiquer un « tremblement », mais il peut aussi renvoyer plus largement à la nécessité d'agrémenter, l'interprète pouvant alors choisir selon son goût et sa compétence.

Multiplier les agréments et les réaliser habilement tout en conservant le même tempo, transformera une pièce pesante en une pièce nonchalante, et une pièce sautillante en une pièce brillante ; cependant on n'utilisera pas, dans les deux cas, les mêmes agréments.

-3) La trompette de la vielle et l'articulation 1 . Le jeu de trompette (coup de poignet), agissant sur la corde trompette et mettant en mouvement le chevalet mobile, produit une caractéristique idiomatique que la vielle est seule à posséder ; il a valeur d'articulation, bien que d'autres formes d'articulation soient aussi employées à l'époque.

Accélérer le tempo tout en jouant détaché, avec une attaque en coup de poignet sur la plupart des notes donnera une impression de virtuosité et produira un jeu brillant. Détacher chaque note avec le coup de poignet dans un tempo lent rendra la pièce pesante. Pour un morceau nonchalant, l'articulation devra s'effectuer sans coup de poignet ou avec un coup de poignet dit « de fantaisie », selon l'expression de Dupuits 2 .

Ce chapitre montre que, quand son objectif est d'évoquer la vielle ou de convoquer ses caractéristiques sonores, le compositeur peut proposer des mélodies/canevas que le joueur interprétera à sa manière. Pour reprendre les termes que nous avons utilisés précédemment, le premier n'adopte pas, vis à vis du second, une posture « prescriptive » selon l'expression que nous empruntons à Maillard 3 . Il n'y a pas une façon de « faire vielle », mais des façons diverses qui sont l'affaire des joueurs et varient selon leur goût et leur savoir. Ainsi faut-il alors considérer la partition à interpréter comme un objet malléable, prenant des identités variables selon la personne qui la joue. Le compositeur, en laissant une grande liberté à l'interprète, y retrouvera son compte puisque les mêmes pièces, jouées différemment, pourront convenir à toute la palette de sa clientèle allant de l'aristocrate débutant au virtuose. C’est bien ce projet qu’Aubert prend à son compte quand il écrit que sa musique est « à la portée des écoliers plus ou moins habiles comme à celle des maîtres » 4 .

On peut se représenter le statut de la musique écrite par comparaison à ce que l'on peut considérer dans un monument de l'architecture baroque. L'interprète peut jouer la partition à la lettre, comme elle est écrite, de la même façon qu'un spectateur peut s'intéresser au seul canevas architectural, parfois très simple, d'un monument baroque. Mais l'interprète peut aussi se servir de la partition comme d'une base à partir de laquelle il va baroquiser, et recréer un univers exubérant, de la même façon qu'il pourrait retenir d'un monument baroque son (re)vêtement qui habille, en couleurs vives, en volutes de toute nature et en agréments variés, la simplicité de la construction architecturale.

Nous avons terminé ce chapitre en analysant cinq pièces qui évoquent la vielle sans être jouées par cet instrument. Elles sont peu concernées par les remarques précédentes. Peut-être, au moins pour trois d'entre elles, est-ce dû à la personnalité du compositeur. On conviendra que Lully et Dufour mais surtout Couperin et Rameau n'avaient pas la réputation de donner grande liberté aux interprètes, ils faisaient clairement savoir comment il fallait jouer leurs œuvres, à quelle vitesse et comment les agrémenter. D'autre part, si les pièces de Lully, de Mouret et de Dufour font une allusion probablement un peu conventionnelle à la vielle, il semble, en revanche, que peut-être Rameau, et plus sûrement Couperin, choisissent cet instrument pour lui faire dire la problématique psychologique complexe qui est la leur et la transmettre à l'auditeur.

Notes
1.

Nous utilisons le terme « malléable » par simple analogie, « formelle » si l’on peut dire, avec le concept de Médium malléable, crée par M. Milner, retravaillé ensuite et approfondi dans le champ psychanalytique par René Roussillon. (voir : ROUSSILLON, René, « Le médium malléable, la représentation de la représentation et la pulsion d'emprise», Revue belge de psychanalyse, N°13, Automne 1988, p. 7171/7186).

2.

ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique, Paris, 1768. Fac simile: Genève, Minkoff, 1998, art. « Pathétique ».

1.

COUPERIN, François, L'Art de toucher le clavecin, Paris, 1717, ed. Breikopf et Hartel, Wiesbaden, 1933/1961, p.24.

2.

Voir chapitre 3 : « Pour distinguer deux esthétiques musicales », section 3.3.1 : « Une première technique de baroquisation : l’agrémentation ».

1.

Notre chapitre 14, « La trompette de la vielle et l'articulation du poignet », est consacré à cette question.

2.

DUPUITS, Baptiste, Principes pour toucher de la vielle avec six sonates pour cet instrument, Paris, 1741, p.10.

3.

MAILLARD, Jean-Christophe, « Imaginer la musique du peuple et les traditions orales au XVIIIe siècle », Analyse musicale, 4e trimestre 2001, p.4/19.

4.

AUBERT, Jacques, Avertissement, Concert de simphonie, pour les Musettes, Vielles, Violons, flûtes et Hautbois. VIe suite, Paris, 1733.